« Nous avons mille raisons d’être heureux »

 

Dans le village où nous passons l’été, les journées sont rythmées par l’angélus, et les gens se saluent dans la rue. Mais il y a quelques jours, les cloches de l’église sonnaient le glas, et le ton des conversations était sobre. La messe commémorative de l’assassinat du Père Hamel – le 26 juillet, à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) – venait de se terminer.

Philippe, rencontré à la sortie, nous dit que la cérémonie n’est pas pour le Père qui n’en a nul besoin, puisqu’il a déjà filé tout droit là-haut. Elle est pour les assassins. Et bien sûr pour nous, pour que nous puissions garder la paix intérieure.

Cette paix intérieure s’est évaporée. Les Français sont anxieux, malheureux, en deuil. Les attaques semblent être à la fois un symptôme et une cause de ce désespoir. Les jeunes dans les banlieues, les moins jeunes dans les petites villes, même ceux qui ont un contrat à durée indéterminée (CDI), tous se trouvent des raisons de se sentir bloqués, d’être inquiets.

Assez d’espoir pour avoir des enfants

Les Français se donnent la note médiocre de 6,4 sur 10 pour la réponse à la question « Etes-vous satisfaits de votre vie ? », ce qui les place dans le tiers inférieur parmi les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) – ils sont 23e sur 38. Ils n’ont confiance ni dans leurs concitoyens ni dans leurs dirigeants. Ils estiment que leur chance (à eux ou à leurs enfants) de monter dans l’échelle sociale est faible ou nulle. Leur état de santé leur semble médiocre (21e sur 38).

Cette morosité reflète-t-elle une situation réellement alarmante ? Sans nier les difficultés auxquelles le pays fait face, elles ne semblent pas toujours correspondre à la réalité. En partie grâce aux 35 heures, les Français détiennent le record de l’OCDE du nombre d’heures passées chaque jour à prendre soin d’eux-mêmes, à manger, à se reposer, ou à voir des amis (plus de 16 heures sur 24), et malgré cela, notre productivité par travailleur est parfaitement respectable.

L’espérance de vie, à plus de 82 ans, nous place au troisième rang dans les pays de l’OCDE. Notre taux de fécondité, l’un des plus élevés en Europe (en 2012 il était de 2,01 en France, 1,38 en Allemagne, 1,40 en Italie), et l’apport de l’immigration assurent que notre population augmente chaque année.

Cette croissance démographique nous garantit une population jeune qui pourra payer nos retraites. Elle montre aussi que, même si les Francais se plaignent, ils ont assez d’espoir pour avoir des enfants. La science et la culture continuent à rayonner, couronnées par des prix Nobel (Modiano, Tirole), des best-sellers mondiaux (Piketty), des restaurants et des pâtissiers que l’on s’arrache à Tokyo comme à New York (Pierre Hermé).

Qualité de vie

Plus difficile à mesurer, la qualité de la vie, pour des exilés aux Etats-Unis comme nous le sommes, nous paraît d’une valeur incalculable : les malheureux New-Yorkais sont prêts à dépenser une petite fortune pour des tomates médiocres sur le marché d’Union Square, simplement pour vivre une expérience vaguement similaire à celle qu’ils pourraient avoir sur le marché hebdomadaire du petit village où nous passons nos vacances.

En France, 94 % des personnes âgées restent chez elles, jamais trop loin de leurs enfants souvent restés par là, mais qui, même de Paris, peuvent prendre le TGV pour venir les voir.

Malgré des populations âgées relativement plus jeunes, la fraction de personnes âgées en maison de retraite est plus élevée aux Etats-Unis et dans la plupart des pays européens. Si nos collèges et nos lycées sont en crise, nos écoles maternelles sont les meilleures du monde. A partir de 3 ans, nos enfants sont pris en charge dans des conditions qui ne sont accessibles qu’aux plus riches aux Etats-Unis.

Qu’est-ce donc qui nous empêche de jouir de ce que nous avons ? Il nous semble que c’est le décalage entre les attentes et la réalité, et en particulier entre attente de croissance et la réalité. Nos dirigeants (et nos économistes, il faut bien le dire) sont encore prisonniers de l’illusion des « trente glorieuses », de la promesse d’un avenir toujours plus radieux. Dans son beau livre – Le monde est clos et le désir infini (Albin Michel, 2015) – Daniel Cohen voit dans le désir frustré de croissance la source du malaise moderne. La triste vérité est que la croissance va et vient pour des raisons que nous comprenons très mal.

Les trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, avec leur croissance forte et stable, furent absolument uniques. L’instabilité qui a suivi, alternant vaches maigres et vaches grasses, ressemble davantage à la norme historique. Rien dans l’histoire ne peut laisser espérer qu’il existe une potion magique de politique économique qui assurerait d’une croissance stable.

Gagnants et perdants

Mais nous ne sommes pas sûrs que le désir de croissance soit essentiellement humain. L’inévitabilité, la nécessité morale et historique de la croissance économique ont été martelées tellement systématiquement et font tellement partie du discours politique et économique depuis des années, qu’il n’est pas surprenant que cette idée ait pris racine.

Plus encore, c’est au nom de cet idéal que les mesures de cohésion sociale et de solidarité, indispensables pour accompagner la globalisation des échanges et des mouvements et le progrès technologique, qui créent naturellement des perdants et des gagnants, ont été sacrifiées dans le « court terme » pour rester compétitifs, ne pas laisser fuir les capitaux, ne pas décourager l’effort, et ne pas menacer la croissance dans le « long terme ».

Un point de plus de croissance nous rendrait tellement plus riches dans cent ans que cela vaut tous les sacrifices aujourd’hui. C’est au nom de cette idée que l’Union européenne, qui aurait pu choisir la route d’une coordination des politiques fiscales permettant une vraie redistribution, a combiné le grand marché à l’austérité fiscale.

C’est au nom de cette idée qu’un gouvernement socialiste a jugé opportun de sacrifier le peu de capital politique qui lui restait pour une loi travail affaiblissant la protection des uns, sans proposer d’idée précise pour aider à l’intégration des autres.

Le long terme, malheureusement, a trop tardé à venir. En France, le vote d’extrême droite, les manifestations de gauche violentes et les problèmes des banlieues donnent tous des coups de butoir, par des côtés différents, au même discours d’une élite politique qui sonne de plus en plus faux.

Le fait que cette politique « responsable » et ces sacrifices aient particulièrement bénéficié aux plus riches a contribué à nourrir une théorie du complot des élites contre les petites gens. L’augmentation des inégalités couplée au sentiment profond d’être coincé sur place nourrit l’exaspération. En 2015, le taux de fertilité et le taux de croissance de la population baissaient, ce qui ne s’était pas produit même pendant la crise de 2008. Signe que le désespoir gagne.

Augmenter les minima sociaux

D’un tempérament plutôt optimiste, aujourd’hui nous avons peur : de Trump, de l’organisation Etat islamique (EI), de Marine Le Pen, de Poutine et d’Erdogan. En tant qu’économistes, nous nous sentons également coupables : c’est notre profession qui a fourni les messages simplistes qui ont dominé le discours politique depuis 1950.

La catastrophe n’est plus qu’une question de temps si nous ne travaillons pas à réinventer un pacte social qui n’est pas fondé sur une illusion. Heureusement, nous n’avons pas à tout détruire ou attendre le grand soir pour en dessiner les grandes lignes, et si nous sommes loin de tout savoir, la connaissance économique peut nous guider. Le défi est de créer une société égalitaire dans un monde inégal. Cela demande de redistribuer les revenus et des richesses, bien sûr, mais aussi de donner à tous des opportunités réelles de réussir.

Beaucoup l’ont dit, augmenter les taux d’imposition sur les tranches supérieures est possible, mais seulement si cela est fait de manière coordonnée en Europe et si les paradis fiscaux sont fermés. On le dit peut-être moins, augmenter les transferts et les minima sociaux et la longueur et la générosité des allocations-chômage ne conduira pas non plus les moins riches à se mettre en vacances : aucune des expériences internationales ne l’indique. Commencer par là persuaderait peut-être les citoyens que tout effort de réforme n’émane pas d’un complot néolibéral.

Cela permettrait de s’attaquer aux facteurs de sclérose sociale : un système éducatif (secondaire et supérieur) dont les performances empirent d’année en année dans les classements internationaux, et qui exacerbe les inégalités, préparant les jeunes nés au mauvais endroit à l’échec ; un marché du travail qui n’offre quasiment aucun point d’entrée à l’emploi stable.

Résoudre ces problèmes demande d’allouer des budgets nettement plus importants, mais également de remettre en cause certains privilèges et modes de fonctionnement existants. Ce ne sera possible que si ces changements sont présentés, non comme les sacrifices pour plus d’efficacité économique et un avenir meilleur, mais comme les clés d’une société plus juste et plus unie, ici et maintenant.

Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo sont professeurs d’économie au MIT. Ils ont confondé et codirigent J-PAL, laboratoire d’action contre la pauvreté. Auteurs de Repenser la pauvreté (Le Seuil, 2012) ils ont reçu en 2014 le prix Albert O. Hirschman. Nommée au sein du President’s Global Development Council, organisme américain chargé de conseiller le président des Etats-Unis Barack Obama, Esther Duflo a été la première titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté » au Collège de France.

Le Monde 18/08/2016