« L’émigration des talents favorise la croissance »

 

Faut-il s’inquiéter de l’émigration des jeunes diplômés français, de plus en plus nombreux à choisir de travailler à l’étranger ? Pour Cecilia Garcia-Peñalosa, directrice de recherche CNRS à l’Ecole d’économie d’Aix-Marseille (AMSE), l’expatriation des jeunes talents peut fragiliser le modèle français, mais elle représente aussi une chance, à condition d’adopter les mesures indispensables pour attirer de jeunes diplômés étrangers. Co-auteure de l’étude du Conseil d’analyse économique (CAE) intitulée « Préparer la France à la mobilité internationale croissante des talents », l’économiste participera, le samedi 17 septembre, à la table ronde « La France pourra-t-elle éviter la fuite de ses cerveaux ? » du Monde Festival.

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Au sujet de l’expatriation des jeunes actifs, une commission d’enquête parlementaire évoquait en 2014 le risque d’un « exil des forces vives ». Quelle est aujourd’hui la situation en France ?

La France connaît déjà une forte augmentation des départs de jeunes actifs depuis trente ans, avec un taux qui a doublé, passant de 1 % à 2 % de la population. Mais ce chiffre reste très bas par rapport à ce qu’on voit chez nos voisins européens : en Allemagne, il est de 4 % environ et, au Royaume-Uni, c’est 7 % de la population âgée de plus de 25 ans qui choisit de s’installer dans un autre pays depuis les années 1990.

Vous prévoyez des départs de plus en plus massifs et alertez sur les mesures à prendre…

Les talents qui s’expatrient sont plus diplômés et plus productifs que ceux qui arrivent, ce qui peut avoir à terme des incidences sur la croissance du pays. Même si ces départs pèsent encore peu sur le système de protection sociale français, il faut préparer l’avenir. A l’âge où, normalement, ils devront contribuer à équilibrer les comptes sociaux et à rembourser le coût de leur formation, ces individus qualifiés le feront dans d’autres pays développés, notamment anglo-saxons.

Quel est le profil des candidats au départ ?

Ce sont ceux qu’on appelle les « talents ultramobiles », majoritairement des scientifiques et des entrepreneurs. Les formations techniques et les ingénieurs issus des grandes écoles sont surreprésentés, parce que la France en forme beaucoup, et de très bon niveau. Les écoles de commerce françaises placent aussi beaucoup d’étudiants à l’étranger. Dans les autres disciplines, on manque d’informations, le système universitaire n’assurant pas de suivi de ses étudiants.

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Cette mobilité n’est-elle pas aussi positive pour un pays ?

Des études montrent en effet que l’émigration des talents développe les liens commerciaux et favorise les exportations et la croissance. Une augmentation de 10 % du nombre des migrants entre deux pays stimule le commerce bilatéral de 1 %. C’est beaucoup. Il serait contre-productif de freiner les départs, mais il faut faire en sorte qu’ils soient remplacés.

Comment faire pour attirer de jeunes étrangers qualifiés ?

La France est le troisième pays d’accueil en Europe pour les étudiants étrangers. Mais ils sont peu nombreux à s’y installer ensuite pour travailler. Pour 100 étrangers qui font leurs études en France, nous n’accueillons que 4 travailleurs qualifiés, contre 23 aux Pays-Bas et 47 au Royaume-Uni. Il faut renforcer la politique d’accueil de ces jeunes qualifiés. Des progrès ont été réalisés avec la création notamment du « passeport talents », qui vise à simplifier les démarches, mais ce dispositif reste peu connu, et il faut aller plus loin. Dans beaucoup de pays, tout va plus vite, un contrat de travail permet de faire les démarches administratives en ligne avant d’arriver, quand ce n’est pas l’entreprise qui s’en charge elle-même.

Ces derniers temps, le débat sur le manque d’attractivité de la France s’est focalisé sur le système fiscal. Qu’en pensez-vous ?

L’idée que les gens partent pour payer moins d’impôts est à mon avis dépassée. De nombreux facteurs contribuent à la mobilité, et la réflexion ne peut pas se limiter à un débat sur la baisse de l’impôt. D’ailleurs, un pays peut être attractif avec une imposition élevée. ­Regardez la Suède, où les taux sont importants : cela n’empêche pas le pays d’attirer les jeunes entrepreneurs. Ce qui fait la différence avec la France, c’est la visibilité. Un investisseur en Suède sait à l’avance à quelle fiscalité il va faire face. L’impôt sur les revenus du capital y est très stable dans le temps. Au contraire, le système fiscal français est complexe et changeant, ce qui ajoute une part de risque pour un entrepreneur. Par ailleurs, la Suède a su mettre en avant son système éducatif et sa protection sociale. On sait qu’on y paye des impôts en échange de services et d’une qualité de vie. La France doit mieux communiquer sur ce qu’elle propose en échange des cotisations. Les jeunes professionnels ambitieux vont aussi fonder une famille et apprécier les modes de garde et les écoles publiques de qualité qu’on trouve en France.

Comment l’enseignement supérieur peut-il s’adapter à cette nouvelle mobilité ?

Le risque, dans une économie globalisée, c’est que les Etats choisissent de réduire les dépenses qu’ils consacrent à l’enseignement en se disant : puisque nos étudiants partent ensuite travailler ailleurs, à quoi bon investir ? La solution anglaise a été de rendre les études supérieures payantes : si l’étudiant décide de partir ensuite, cela n’a pas de conséquences sur le système. C’est aussi le modèle américain, dans lequel les étudiants ont massivement recours à l’emprunt. Cela pose cependant des problèmes d’inégalités d’accès à l’éducation et peut diminuer le niveau général dans un pays.

Quelle peut être la solution dans un modèle majoritairement public ?

Il faudrait mettre en place une politique européenne de compensations entre les différents systèmes d’enseignement public. Les pays scandinaves ont déjà créé un tel système : le pays qui accueille se voit reverser une somme d’argent par le pays d’origine. C’est un système vertueux, car les universités ont intérêt à attirer des étudiants étrangers et donc à proposer des formations de qualité.

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Vous montrez que le système de retraite français peut aussi représenter un frein à la mobilité. De quelle façon ?

La génération des 25-35 ans qualifiés veut bouger, changer d’emploi et de pays, acquérir des expériences variées. Or le système français continue de fonctionner sur l’idée d’un emploi à vie dans le même domaine d’activité, les salaires y dépendent beaucoup de l’âge, les systèmes de retraite ne sont pas les mêmes selon les secteurs, la mobilité entraîne une pénalité…

Que proposez-vous ?

D’un côté, il faut renforcer les accords avec les pays qui, comme l’Allemagne, ont un système de retraite public. Mais cela ne suffit pas. Nous proposons que la retraite puisse être calculée en proportion du nombre d’années travaillées en France. Faciliter les mobilités de courte durée est aussi important, et un nouveau dispositif introduit en décembre 2015 va d’ailleurs dans cette direction. Un individu qui a travaillé moins de deux ans en France peut désormais toucher ses cotisations d’assurance vieillesse au moment de repartir, il n’abandonne pas derrière lui le montant de ces cotisations.

Quelles pourront être les conséquences du Brexit sur la mobilité du travail entre la France et le Royaume-Uni ?

La réduction des emplois au Royaume-Uni est déjà visible, même s’il est difficile d’en déterminer les proportions, car les conditions de la sortie de l’Union européenne (UE) n’ont pas encore été précisées. Il est possible et souhaitable que la Grande-Bretagne signe des accords facilitant les flux de travailleurs. Si ce n’est pas le cas, les barrières qui vont se mettre en place progressivement entre les deux pays vont probablement entraîner un retour d’émigrés français, qui sera plus ou moins important selon que la sortie de l’UE déclenche ou non une crise économique européenne. Le Brexit va coûter cher, à la fois au Royaume-Uni et à l’UE. Mais, pour la France, il peut y avoir des aspects positifs. Dans le domaine financier, Londres va perdre son attractivité de première place financière européenne, et Paris est candidate pour la remplacer. Le Royaume-Uni a également développé une des industries technologiques les plus innovantes au monde après la Silicon Valley, et il l’a fait en grande partie avec des ingénieurs nés et formés ailleurs, entre autres en France. Les obstacles à la mobilité vont affecter les possibilités d’emploi de nos jeunes ingénieurs, ce qui pourrait favoriser l’industrie technologique nationale si le cadre institutionnel devient plus favorable aux start-up.
Le Monde 17/08/2016