La sociologie est volontiers rabat-joie. Surtout quand elle s’ingénie à dévoiler par son prosaïsme statistique la vanité de nos illusions sociales. Au point de recourir trop souvent, pour appuyer ses thèses et balayer toute objection, à l’argument des « résistances ». Le pessimisme savant pratiqué par le sociologue Louis Chauvel, professeur à l’université du Luxembourg, ne déroge pas à cette règle.
Face aux controverses qu’ont provoquées, auprès de ses collègues, ses thèses sur la fracture générationnelle, la dérive des classes moyennes et maintenant sur la « spirale du déclassement » français, il s’intéresse plus particulièrement dans son nouveau livre aux mécanismes de « déni » qui, selon lui, accompagnent ces processus.
Pourtant, ce regard informé sur les évolutions imperceptibles d’une société dont tous les indicateurs montreraient qu’elle ne « va pas mieux » a aussi un aspect roboratif. Il peut inciter en effet la masse croissante des laissés-pour-compte, des précaires, des jeunes aux diplômes dévalorisés, des éternels stagiaires, à cesser d’attribuer leurs échecs à des causes personnelles ou psychologiques, pour les rapporter à des évolutions collectives.
Les « fils de » avantagés
La Spirale du déclassement se présente donc avant tout comme une réponse aux détracteurs de Louis Chauvel. Lui met en évidence le sacrifice des générations montantes paupérisées au profit de baby-boomeurs retraités (les « vieux aisés ») au niveau de revenu inégalé et l’affaissement des classes moyennes.
Ses critiques en font un promoteur du déclinisme et opposent à son diagnostic sur le recul des catégories intermédiaires la relative stabilité de leurs revenus en France. A l’inverse, Louis Chauvel brosse, à coups de tableaux et de graphiques, le portrait d’un monde « en déconstruction » pour des raisons « systémiques ».
Le destin de ce monde pourrait bien, faute de combler à temps le retard entre la prise de conscience du phénomène et son caractère irréversible, ressembler à celui de Rome, civilisation fondée sur le pillage dont le modèle de croissance « contenait le germe de son propre effondrement ».
Parmi les phénomènes structurels qui sont convoqués à l’appui de son sombre pronostic, Louis Chauvel souligne la « repatrimonialisation » d’une société où non seulement les « fils de » se voient systématiquement avantagés, mais où l’écart se creuse toujours plus entre ceux qui sont propriétaires de leur logement et ceux dont le revenu ne tient qu’au seul salaire.
Pour rattraper le salaire d’un cadre
Pour lui, la remise en question du modèle du salariat, dominant pendant les « trente glorieuses », confirme l’érosion des classes moyennes, notamment inférieure et intermédiaire (du fonctionnaire de police au maître de conférences, en passant par l’employé de banque et l’informaticien, etc.). Le sort de celles-ci rejoint inexorablement celui des classes populaires. « En 2000, 88 % de la population française se trouvait dans l’un des deux déciles supérieurs de la répartition mondiale du niveau de vie, contre 75 % en 2010 », note-t-il, pour montrer la rapidité du fléchissement en cours.
Combinés à la hausse vertigineuse de l’immobilier, le « déclassement scolaire » et la dévaluation des diplômes réduisent à néant non seulement les espoirs d’ascension des classes moyennes mais les possibilités de « rattrapage », surtout en temps de crise économique ou de croissance quasi nulle.
La prétendue stabilité du revenu cache en réalité une forte régression et l’éloignement des normes d’une vie décente pour le plus grand nombre. La baisse des prix des appareils électroménagers et autres portables ne saurait représenter une compensation… En 1955, il fallait vingt-neuf ans à un ouvrier pour pouvoir rattraper le salaire d’un cadre. En 2013, ce délai théorique excède la limite d’une vie humaine (135 ans). D’où ce que le sociologue nomme une « restratification » en classes.
« Précariat diplômé »
La prolifération des offres religieuses observée serait, mieux encore que le néopopulisme, un signe de ce désarroi peu thématisé… On l’observe aux Etats-Unis, qui sont avec l’Europe du Sud, France comprise (l’Europe du Nord étant mieux préservée), le terrain privilégié des constats de l’ouvrage. « La constitution d’un noyau d’exclusion, d’un précariat diplômé, et la diffusion de nouvelles approches religieuses de la question sociale sont de nature à désagréger ce qui reste de l’héritage idéologique populaire et solidaire de la Reconstruction », s’inquiète-t-il.
Louis Chauvel reproche au pouvoir de participer à ce déni en négligeant dangereusement la « frustration » nourrie par les jeunes adultes diplômés, en déshérence parce que ceux-ci ne sont pas structurés politiquement. « Les nouveaux Raskolnikov, Netchaïev et Stavroguine, tous les personnages désespérés du roman russe ont donc de l’avenir ici même », conclut-il.
Remarquons en passant que, si on est heureusement surpris à la lecture de voir un spécialiste en sciences sociales affectionner les références à la littérature, il est dommage qu’elle soit reléguée au rang de simple base de données ou de réservoir d’illustrations. Et non un moyen d’explorer les boyaux de mines les plus étroits du social et surtout d’atteindre le niveau de l’expérience et des émotions individuelles que la sociologie n’a pas, ou incomplètement.
Mais cela n’ôte rien à la puissance de conviction de ce cri d’alarme, que les candidats à l’élection présidentielle de 2017 seraient bien avisés de méditer.
« La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions », de Louis Chauvel. Seuil, 222 pages, 16 euros.
Le Monde 30/08/2016