Ne pas mourir, vivre heureux. L’infinité des réflexions, des recherches, des livres, que scientifiques et intellectuels consacrent à la compréhension des activités humaines oublient souvent que ce simple diptyque en reste le moteur principal. En particulier les économistes, qui nous abreuvent d’équations sur l’art et la manière de « faire croître le PIB ».
C’est peut-être pour réparer cet oubli que le jury du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » – le prix Nobel d’économie – a récompensé en 2015 un professeur de Princeton, Angus Deaton, qui n’a eu de cesse, dans toute sa longue carrière (il a 70 ans), de retisser le lien, parfois obscur et distordu, entre la richesse, la mort et le bonheur. Il aura fallu attendre cet hommage pour que les éditeurs français se risquent à traduire et éditer l’une de ses œuvres, bien connue partout ailleurs qu’en France.
Le titre fait allusion au film de John Sturges (1963), avec Steve Mc Queen, où l’on voit des prisonniers préparer leur évasion d’un stalag allemand pendant la seconde guerre mondiale. Ils y parviennent après bien des péripéties, mais la plupart seront repris à la fin du film. Le livre d’Angus Deaton est le récit, merveilleusement bien raconté malgré quelques parenthèses statistiques peu digestes pour le profane, de la façon dont une grande part de l’humanité est parvenue dans les 250 dernières années à s’évader de la misère et de la mort prématurée, celle, massive, de ses enfants. D’où le sous-titre « Santé, richesse et origine des inégalités ».
Élite mondialisée richissime
Notre attention actuelle au contraste entre une élite mondialisée richissime, les fameux « 1 % », et les millions de pauvres qui les entourent, ne doit pas nous faire oublier, comme l’indiquent les premières lignes du livre, que « la vie est aujourd’hui meilleure qu’à aucune autre époque de l’histoire. Il y a plus de gens riches, et moins de gens vivant dans une pauvreté atroce. Nous vivons plus longtemps, et les parents n’ont plus l’habitude de voir mourir un sur quatre de leurs enfants ». Mais l’auteur ajoute aussitôt : « Pourtant, des millions de personnes connaissent encore les horreurs de la misère et de la mort prématurée. Les inégalités sont énormes ».
Angus Deaton ne verse donc ni dans l’optimisme de nombre de ses collègues, qui démontrent les bienfaits de la mondialisation par la baisse du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté ou la progression du commerce mondial, ni dans la dénonciation d’un système malfaisant qui ne sèmerait que la misère à la surface du globe. Tout simplement parce que, avec patience et méticulosité, il collecte les données, toutes les données – économiques, mais aussi démographiques, sanitaires ; présentes, et passées – et il les fait parler.
Il démonte ainsi bon nombre de nos représentations, se risquant même sur des terrains minés. Par exemple il estime que l’aide, publique ou humanitaire, aux pays pauvres, est inefficace parce qu’elle met en scène ce que nous les riches estimons bons pour les pauvres (et moralement bons pour nos consciences), et non ce dont les pauvres ont besoin.
Baisse de la mortalité infantile
Il s’élève aussi contre les politiques de limitation du nombre d’enfants (celle de l’enfant unique en Chine est qualifiée de « pire crime commis par un gouvernement moderne contre son peuple »), expliquant que tout enfant supplémentaire parvenant à l’âge adulte est certes une bouche de plus à nourrir, mais aussi une paire de bras et une intelligence supplémentaire pouvant apporter à l’humanité.
Tous les experts qui prédisaient l’impossibilité d’accueillir quatre milliards d’êtres humains supplémentaires au cours du dernier demi-siècle se sont trompés. De même le ralentissement des gains d’espérance de vie à la naissance depuis les années 1980 dans les pays riches, en particulier aux Etats-Unis, ne signifie pas que l’allongement de la vie humaine a atteint ses limites mais… que cet indicateur n’est plus le bon : l’explosion démographique passée est le résultat de la baisse de la mortalité infantile ; c’est l’espérance de vie à 50 ans qu’il faut aujourd’hui considérer pour qu’une « vie meilleure » demeure notre objectif.
Or, constate Angus Deaton, « dans les pays riches, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la cigarette est l’un des principaux déterminants de la mortalité et de l’espérance de vie ». La lutte contre le lobby cigarettier doit par conséquent être une priorité des politiques de santé, comme l’assainissement de l’eau fut celle des gouvernements occidentaux du XIXe siècle, et doit rester celle des pays pauvres.
Le bien-être ne se limite pas aux revenus
Car « ne pas voir mourir ses enfants », premier facteur du bonheur humain, n’est pas le résultat mais la cause de la croissance, contrairement à la doxa économique pour qui la « révolution industrielle », comme avant elle la « révolution agricole », expliquent les formidables accroissements de la population dans l’histoire.
Pour Angus Deaton, ce ne sont pas les « forces du marché » qui assurent le progrès de l’humanité, mais les politiques publiques : les investissements dans la santé, l’éducation, ont été les principaux facteurs de la révolution démographique occidentale d’abord, asiatique ensuite, et il en sera de même pour l’Afrique. Le bien-être, dit Angus Deaton, ne se limite pas aux revenus. Certes, ceux qui se déclarent heureux sont plus nombreux dans les pays riches, mais le détail montre que ce bonheur dépend de l’usage collectif de cette richesse, et non du revenu individuel.
D’où la mise en garde d’Angus Deaton contre de trop fortes inégalités, où « les nouveaux riches peuvent utiliser leur fortune pour convaincre les politiciens de limiter l’éducation ou la santé publique dont ils n’ont eux-mêmes pas besoin ».
« Le progrès facteur d’inégalités »
Même s’il se déclare « optimiste » sur la capacité de l’humanité à poursuivre sur la voie de l’allongement de la vie et de la sortie de la pauvreté, l’économiste met en garde contre la vision d’un « progrès continu » dans ces deux domaines. « Le progrès est aussi facteur d’inégalités », explique-t-il, dans la mesure où certaines catégories monopolisent en un premier temps ces facteurs de progrès – éducation, avancées médicales et technologiques – avant qu’ils ne se diffusent. Sauf guerre, maladie nouvelle (comme le sida) ou… politique publique erronée.
De façon plutôt inattendue, Angus Deaton analyse ainsi la « révolution néolithique » comme une régression historique par rapport à « la plus longue période de l’histoire humaine », celle… des chasseurs-cueilleurs. En effet, la sédentarisation et la domestication des animaux ont conduit à l’explosion des maladies infectieuses (dues à la contamination des aliments et de l’eau par les déchets) et au partage inégal des ressources au sein de sociétés jusqu’ici solidaires, deux fléaux qui ont plongé l’humanité dans la morbidité et la misère du plus grand nombre pendant de nombreux siècles.
Seuls les deux derniers ont redonné l’espoir de s’affranchir du premier de ces fléaux, même si beaucoup reste à faire dans les pays pauvres ; nous sommes toujours aux prises avec le second.
« La grande évasion. Santé, richesse et origine des inégalités », d’Angus Deaton, Puf, 384 pages, 24 euros.
Le Monde 31/08/2016