Une journée pour réinventer le modèle social

 

Quelle place donner à la solidarité ? A l’Etat ? Aux syndicats ? Et faudra-t-il redéfinir les modes de travail ? Autant de questions qui ont été abordées au forum organisé dimanche par «Libération» et «l’Express».

Le modèle social français, garant d’une certaine conception du vivre ensemble, est un septuagénaire à la santé fragile. Libération et l’Express, en partenariat avec Klesia, ont organisé au siège de leurs rédactions une journée de débats publics où représentants politiques, délégués syndicaux et experts ont échangé sur les fondements de notre système, à savoir la solidarité, l’emploi et le rôle des partenaires sociaux.

La solidarité oubliée

Alors que les charges répétées contre «l’assistanat» s’invitent régulièrement dans la campagne présidentielle, la solidarité semble bien mal en point. Philosophe et militant du Parti de gauche, Henri Peña-Ruiz voudrait en finir avec cette diction ultralibérale du réel : «La solidarité doit redevenir la raison d’être constitutive d’une activité économique financiarisée.» Reste que, malgré un demi-siècle d’inflation des dispositifs solidaires (sécurité sociale, Unédic, RMI, RSA), les inégalités se creusent. En dix ans, selon l’Insee, un million de personnes ont basculé sous le seuil de pauvreté et la France compte quelque 8,8 millions de pauvres. «Les pauvres veulent la dignité par le travail, pas l’assistanat», précise l’historienne Axelle Brodiez-Dolino. Chercheuse au CNRS, elle appelle à la mise en œuvre d’une politique «d’investissement social»qui vise à briser la chaîne de la pauvreté : faiblesse des revenus, exiguïté et dégradation des logements, fragilité psychologique. D’inspiration scandinave, ces mesures permettent de diminuer les dépenses dites «passives», comme les allocations, mais aussi les coûts induits de l’exclusion.

Les performances de l’Etat providence

Si l’Etat social permet d’amortir les difficultés de la vie, les économistes s’interrogent sur son impact économique. L’économiste Pierre Pestieau, qui a étudié la compétitivité des modèles sociaux en Europe, décerne un satisfecit prudent à la France, qui se situe dans la ligne médiane au niveau de la santé, de l’éducation, de l’emploi, de la pauvreté et des inégalités. Membre des Economistes atterrés, Christophe Ramaux ne s’émeut pas des 1 200 milliards de dépenses publiques qui représentent 57 % du PIB : «Dans tous les pays, il existe une économie mixte, faite d’initiative privée et d’intervention publique. Le danger, c’est l’idéologie libérale qui privilégie les actionnaires.» Plus réservé sur l’efficacité de la dépense publique, Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie (l’ex-commissariat au Plan) cite l’exemple du logement où l’Etat investit chaque année 45 milliards d’euros pour des résultats jugés «peu performants». Louis Gallois, président du conseil de surveillance de PSA Groupe, invite, lui, à un changement de perspective : «la solidarité n’est pas un coût mais un investissement pour aboutir à une société plus résiliente.» A ses côtés, Christian Schmidt de La Brelie, directeur général du groupe de protection sociale Klesia, poursuit : «Notre modèle de santé n’est pas antinomique avec la compétitivité des entreprises, à condition de savoir anticiper, comme le font certaines, en instaurant des programmes de bien-être au travail, car un salarié en bonne santé est plus efficace.»

Les syndicalistes ne déméritent pas

Le chaos autour de la loi travail est la dernière illustration d’un malaise entre le pouvoir et les corps intermédiaires, dans un pays où la loi prend trop souvent le pas sur la négociation collective. «Les syndicalistes ne déméritent pas, mais ne passionnent pas», assène le sociologue Alain Touraine, avant de lancer en direction des représentants syndicaux : «On aimerait que les gens qui parlent du travail nous disent comment ils pourraient peser plus lourd.» Trop faibles, les syndicats ? Pas si simple. En effet, si avec 11 % de salariés syndiqués, la France affiche l’un des taux les plus bas d’Europe. «97 % des salariés sont aujourd’hui couverts par des conventions collectives, résultats d’accords de branches passés entre les représentants des salariés et les employeurs», nuance Mohammed Oussedik, membre de la direction nationale de la CGT. «Le taux de syndicalisation n’est pas un marqueur pertinent», renchérit François Hommeril, président de la CFE-CGC, pour qui l’enjeu est avant tout de protéger les salariés «dans un monde du travail où la finance impose peu à peu sa vision dérégulatrice». «Dix mille chauffeurs Uber circulent à Paris, il y a de nouveaux statuts à trouver, sans jamais oublier que tout travail mérite protection sociale et que tout travailleur doit la financer», ajoute Philippe Louis, président de la CFTC. «Ce sont de nouveaux défis à relever sans toutefois opposer syndicats « réformistes » et « contestataires »», précise François Hommeril, président de la CFE-CGC.

Le futur de l’emploi

Des travailleurs d’un nouveau genre sont apparus : on les appelle les slashers, en référence à la touche slash des claviers d’ordinateur, qui sépare les intitulés de leurs différents activités. Souvent jeunes, ils cumulent plusieurs jobs. Misoo Yoon, directrice générale adjointe de Pôle Emploi, chargée de l’offre de services, confirme la tendance : «Si le CDI reste le modèle dominant avec 61 % des emplois, neuf recrutements sur dix se font en contrats courts.» Certains vivent cette situation de manière positive, mais la majorité la subit. «Ce sont en grande partie des auto-entrepreneurs à faible revenus qui cherchent d’autres activités. Uber, par exemple, donne de l’emploi à des jeunes de banlieue sans formation, mais de mauvaise qualité : 70 heures par semaine et très peu de protection sociale», rappelle Dominique Méda, philosophe et sociologue. Face à ces bouleversements, faut-il créer un nouveau statut, à mi-chemin entre le CDI et le statut de freelance à l’anglo-saxonne ? «Il existe des zones grises à la lisière de l’indépendance et du salariat», concède Pascal Terrasse, député PS de l’Ardèche, pour qui «la question sera posée un jour ou l’autre». Dans le monde du travail, d’autres pistes sont à envisager. De la semaine de quatre jours à la libéralisation du marché de l’emploi, sans oublier la proposition d’instaurer un revenu de base identique pour tous les citoyens, l’ensemble de ces analyses dessinent de nouvelles manières d’appréhender le travail et changent la place qu’il occupe dans nos sociétés.

Libération 20/09/2016