Paris: pour qui fait-on la ville sans voiture?

 

Opposer des «pro» à des «anti» voiture en ville n’a aucun sens. Mais il n’est pas interdit de s’interroger sur la priorité mise sur la «qualité de vie» dans les programmes des grandes municipalités, ni d’anticiper sur les effets pervers de la ville douce et sûre qu’elles nous promettent immanquablement.

Ce dimanche 25 septembre, une grande partie de la capitale sera interdite à la circulation automobile entre 11 heures et 18 heures. L’événement annuel annoncé comme festif et éco-citoyen, dont c’est la deuxième édition, adopte un périmètre plus large qui lui vaut le qualificatif de «XXL» (45% du territoire intra-muros).

Au-delà des désagréments pour les uns, des activités ludiques pour les autres, cette opération ponctuelle est une préfiguration du type de ville que la politique de réduction de la place de la voiture menée par la mairie de Paris pourrait faire advenir. Une ville qui, de fait, repousse progressivement les automobiles au-delà de son périmètre: dès le lendemain de la Journée sans voiture, le Conseil de Paris doit voter la piétonisation définitive des berges de la Seine sur la rive droite, une ancienne autoroute urbaine traversante vouée à être reconvertie en aire de flânerie et de loisir piétonne. Avec l’interdiction de circuler qui sera étendue à tous les véhicules diesel en 2020, on se projette volontiers dans un Paris où l’air sera redevenu pur, où la priorité sera donnée aux transports collectifs et aux «modes doux» de déplacement, où les enfants débouleront dans les rues redevenues leurs terrain de jeu, où les adultes retrouveront le goût du petit commerce de proximité, etc.

Faut-il le rappeler, la Journée sans voiture fait partie de ces initiatives dont les objectifs en font une mesure allant dans le sens du progrès général et du bien-être de l’humanité, au même titre que l’éducation pour tous, l’amitié entre les peuples ou la paix universelle. Quiconque s’aviserait d’émettre le moindre recul critique à l’annonce du programme de la ville idéale du XXIème siècle fera l’objet de l’incompréhension des promoteurs de cette ville verte (mais pourquoi est-il aussi méchant?) ou bien sera dénoncé comme le faux-nez du lobby des automobilistes en colère. Et de fait, personne ou presque ne conteste que la ville sans voiture est un progrès par rapport à la ville bruyante, malodorante et polluée à laquelle elle succède, ni que la situation exige des mesures vigoureuses pour nous protéger des gaz à effet de serre. Les décisions comme l’exclusion des voitures du périmètre de Paris intra-muros, la piétonisation des voies sur berges ou la précédente journée sans voiture ont beau ressembler à des reports du problème plutôt qu’à une solution d’ampleur, admettons sans réserve que ces petits pas valent mieux que rien. Contrairement aux apparences, la question centrale ne se situe pas forcément à ce niveau.

Le paradoxe de la ville apaisée

Car s’arrêter au discours sur la ville éco-citoyenne, festive et inclusive quand on évoque la place de la voiture en ville et à Paris en particulier passe à côté d’enjeux économiques et urbains importants. Dans un ouvrage paru en 2013, Nouvelles idéologies urbaines, dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre, les auteurs (Hélène Reigner, Thierry Brenac et Frédérique Hernandez) débusquent justement quelques-uns des poncifs et des «adjectifs-sésame» de l’urbanistiquement correct, des «zones de rencontre» à la «ville lente», sans oublier bien entendu les politiques visant à «libérer la ville de l’automobile». Selon eux (entrée «Automobile» du dictionnaire), les enjeux autour de la place de la voiture en ville «se sont pas solubles dans [le] clivage opposant caricaturalement les conservateurs défenseurs de l’automobile et les anti-voitures progressistes.» La question n’est donc absolument pas, rappellent-ils, d’être «pro» ou «anti» automobile. Posée de la sorte, l’alternative n’a aucun sens. L’enjeu de santé publique est grave et personne ne le nie.

En revanche, les auteurs remarquent que «la restriction de l’usage de l’automobile est [souvent] une politique de sélection d’usages et d’usagers». Dans les villes qui expérimentent ces politiques de réduction de la place de la voiture, ce sont surtout les usagers pendulaires de la ville et ceux qui la traversent qui font les frais de ces évolutions.

D’autre part la piétonisation change l’image de la ville et donc, mécaniquement, améliore son attractivité. Dans une entrée consacrée à la «piétonisation», les auteurs montrent par exemple que les périmètres piétonniers peuvent susciter des effets variés, plus ou moins anticipés et plus ou moins espérés par les acteurs du changement urbain. Selon certains travaux, «la piétonisation accroît la valeur des biens immobiliers résidentiels et des fonds de commerce». On observe d’ailleurs la constitution de ces poches d’aisance dans ce que le sociologue Jean Viard appelle les «villes-tramway», comme Bordeaux, Nantes ou Paris.

Avec l’implantation de boutiques de cappuccinos, jouer sur les transports et la place de la voiture est une des manière les plus sûres de façonner la ville dont on rêve de manière plus ou moins avouable. Il n’est pas nécessaire de soupçonner un complot ourdi par les écologistes et des urbanistes pour nous imposer les pistes cyclables et les déambulations piétonnes sur les berges de la renconquête, pour constater que la qualité de vie a une fâcheuse tendance à augmenter là où les gens ont le plus de moyens de vivre de manière agréable et de profiter des «aménités urbaines», et qu’inversement ces quartiers pacifiés attirent une population triée sur le volet. Ainsi, poursuivent les auteurs du Dictionnaire critique de la ville mobile, verte et sûre:

«Si les opérations de piétonisation sont parfois présentées comme l’occasion de réaliser un espace public commun à tous, offrant un lieu d’échange et de convivialité urbaine, et si effectivement, elles rassemblent à un moment donné dans une même lieu une diversité de population, elles peuvent dans le même temps alimenter des processus de ségrégation en matière d’habitat et de commerce.»

Le droit à la ville sans voiture sera-t-il universel?

Le paradoxe est que ces transformations, qui rendent indéniablement la ville plus agréable et plus «humaine», «s’accompagne[nt] aussi de mécanismes plus inquiétants du point de vue de la justice spatiale comme l’éviction, les déplacements, la stigmatisation de certains espaces et de certaines populations, […]» écrivent encore les auteurs. A Paris, ces évolutions sont d’autant plus bénéfiques pour les propriétaires que la valeur du patrimoine immobilier ne peut que se bonifier dans les quartiers concernés à mesure de ces évolutions. En fait, la population pour laquelle la ville est repensée à tout intérêt à ces changements, puisqu’elle se recrute dans les segments de la classe créative, qui dispose de flexibilité dans le choix de son lieu de travail, et peut donc plus facilement s’épargner les trajets vers la périphérie.

L’accent mis sur la qualité de vie en ville doit se comprendre dans un cadre qui dépasse les limites du périph, qui n’est autre que celui de la mondialisation et de sa redistribution de la division internationale du travail entre les territoires. Les villes s’y livrent une compétition entre elles pour attirer les grandes entreprises et les travailleurs de l’économie de la connaissance qui leur sont nécessaires. Or produire une ville agréable à vivre n’est pas simplement le petit supplément d’âme ou la touche écolo des programmes des équipes municipales, mais une des conditions nécessaires pour maintenir et accroître l’attractivité à l’international et dans les innombrables classements des villes qui comptent. Le paradoxe est que les majorités, souvent de gauche, qui les gèrent doivent mener une politique d’amélioration de la qualité de vie dont la réussite se traduit en terme d’attractivité économique et de valorisation financière de la ville, et donc provoque des effets pervers. A moins qu’on ne considère comme une partie de la littérature urbaine d’inspiration marxiste, que les politiques publiques servent consciemment ces intérêts et les groupes sociaux qu’ils représentent.

L’année dernière, plus encore que la pollution, ce sont les nuisances sonores qui ont baissé lors de la journée sans voiture, signe que c’est bien un effet général sur la qualité de vie et l’ambiance urbaine qui est recherché dans ce genre d’initiative. Dans un contexte de montée des inégalités spatiales, il n’est pas anodin de voir un peu partout s’afficher un découpage du centre parisien comme zone d’exclusion ou «interdite» à la circulation, comme l’aveu trop visible d’un entresoi green citadin.

Le Paris post-industriel et connecté d’après le tout-voiture sera indéniablement une ville bien plus agréable, douce et sûre qu’au siècle précédent. Elle n’échappera cependant pas à la question centrale des inégalités par rapport à l’espace, celle du droit à la ville.

Slate 26/09/2016