Erasmus +, un système à deux vitesses

Derrière un portrait flatteur, le dispositif européen reproduit les disparités régionales et socio-économique.

« Je n’ai jamais été aussi riche que pendant mon Erasmus en Pologne ! », ironise Laura, étudiante en master, partie faire sa dernière année de licence de droit à Cracovie. Une destination choisie pour faire honneur à ses origines polonaises, mais aussi « parce que ce n’était pas cher ». Boursière du Crous « échelon 6 » (sur 7), Laura a pu cumuler, pendant son séjour, sa bourse sur critères sociaux, une bourse Erasmus, la bourse régionale de Languedoc-Roussillon ainsi qu’une « petite aide supplémentaire de l’université ». Des soutiens financiers substantiels qui, additionnés, ont pu lui permettre de vivre « sans se soucier de la fin du mois, pour la première fois ». L’étudiante précise néanmoins qu’elle n’aurait « sûrement pas pu partir » si elle n’avait pas travaillé l’été précédant sa mobilité. « La plupart des bourses sont versées en deux temps : en début d’année puis au retour, mais il faut toujours avancer les billets d’avion, la caution pour le logement… J’avais au moins 1 500 euros de côté avant la rentrée. »

A bien des égards, Laura symbolise la réussite du programme Erasmus, rebaptisé Erasmus + en 2014. Cette étudiante brillante n’aurait jamais eu la chance de partir à l’étranger sans les aides financières conséquentes du programme qui fête, cette année, ses trente ans. Erasmus + affiche d’ailleurs un taux d’étudiants boursiers de 39 %, légèrement supérieur à la moyenne nationale (36 %). Mais derrière le portrait flatteur d’un dispositif reconnu comme la plus belle réalisation concrète de l’Europe (selon un sondage BVA publié le 30 mai 2017), se dessine un programme à deux vitesses, qui reproduit les inégalités sociales.

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Loin de l’objectif des 20 %

La mobilité étudiante a longtemps été l’apanage des plus aisés. Avec l’augmentation massive du nombre d’étudiants dans les années 1960, et la création du programme Erasmus en 1987, le séjour à l’étranger a tenté de s’ouvrir à un nombre croissant d’étudiants. L’accès aux mobilités internationales s’est tellement démocratisé que l’expression « génération Erasmus » est passée dans le langage courant, laissant croire, à tort, que tous les 18-30 ans ont un jour glissé leurs affaires dans un sac à dos coloré pour faire le tour du monde. Or, depuis 1987, seulement 4 % des étudiants européens ont pu bénéficier du programme, encore loin de l’objectif de 20 % fixé par l’agence européenne.

Grâce à la fusion des différents programmes de mobilité, des enseignants, des apprentis, des lycéens, des étudiants et des stagiaires sous le label « Erasmus + », l’agence européenne espère aujourd’hui « faire changer les habitudes, créer des passerelles entre les formations et ouvrir la mobilité à des publics qui en sont habituellement éloignés », explique Laure Coudret-Laut, directrice de l’agence Erasmus + France. Le programme veut s’ouvrir plus largement aux bacheliers professionnels, élèves de CFA (centre de formation d’apprentis) et même aux demandeurs d’emploi.

Disparité des aides régionales

Mais les freins demeurent. Le premier concerne l’aspect financier, notamment le niveau trop bas des bourses accordées, selon une étude publiée en mars 2013 dans Educational Researcher. Laura le reconnaît volontiers, elle n’aurait « jamais pu aller en Angleterre, où la vie est beaucoup plus chère qu’ailleurs ». Or, ce sont les expériences de mobilité vers les pays anglophones qui sont souvent les plus valorisées sur le marché du travail. La grande disparité des aides régionales ajoute aussi aux inégalités entre étudiants : en région Auvergne-Rhône-Alpes, les étudiants en mobilité peuvent toucher jusqu’à 95 euros par semaine, une somme cumulable avec d’autres sources de financement, alors que la région Grand-Est n’offre qu’une aide forfaitaire de 500 à 800 euros selon la nature et la durée du séjour. Une situation que déplore Laure Coudret-Laut, qui souligne que, de son côté, l’agence Erasmus + France n’a « qu’un seul combat : le budget et sa souplesse de mise en œuvre ».

« Le frein psychologique, culturel, est très corrélé au milieu social », Isabelle Maradan, auteure

Mais la barrière financière n’est pas la seule. « Sont plus enclins à partir ceux qui sont déjà partis plus jeunes », rappelle la journaliste Isabelle Maradan, auteure d’Ils ont fait Erasmus (Editions de La Martinière, 30 euros). C’est ce que nombre de chercheurs appellent « le capital de mobilité », un bagage international qui prédispose les jeunes à partir pendant leur vie étudiante et professionnelle. « Le frein psychologique, culturel, est très corrélé au milieu social », précise encore Isabelle Maradan, pour qui « le seul moyen de contrecarrer ce phénomène est d’augmenter les possibilités de séjours à l’étranger pendant la période de scolarité obligatoire, soit avant 16 ans ».

La compétition est rude entre établissements

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Même ces obstacles financiers et culturels franchis, une troisième source d’inégalité persiste : les étudiants du supérieur ne bénéficient pas des mêmes offres de mobilité. Les expériences Erasmus se multiplient, mais elles ne sont ni identiques ni de valeur égale : alors que les écoles de commerce et d’ingénieur, où 81 % des étudiants bénéficient d’un échange à l’international, affichent des partenariats avec de prestigieuses universités – comme Oxford ou le MIT –, les universités publiques françaises tissent des partenariats avec des institutions moins renommées, qui n’auront pas le même impact pour leurs étudiants sur le marché du travail. Une stratégie assumée par les grandes écoles comme l’ESCP Europe : « L’expérience culturelle à l’étranger n’est pas suffisante, il y a aussi le réseau et les compétences acquises par les étudiants qui comptent énormément », insiste Léon Laulusa, directeur académique. Côté université, on reconnaît que la compétition est rude : « On ne se bat pas à armes égales contre les grandes écoles », regrette Jean-Marc Olivier, vice-président chargé des relations internationales à l’université Toulouse-Jean-Jaurès. Le fonctionnement même des échanges Erasmus et bilatéraux, qui reposent sur des accords signés entre enseignants-chercheurs, contribue à reproduire « les hiérarchies et connivences existantes entre les institutions et les pays », selon Magali Ballatore, chercheur en sociologie. Est-ce à dire que les universités publiques proposent des « mobilités low cost » à leurs étudiants ? Laure Coudret-Laut, qui se refuse à parler d’un « Erasmus à deux vitesses », insiste : la mobilité a d’abord pour fonction d’enrichir « les compétences transversales, comme l’autonomie ou l’indépendance ».

Le Monde 30/08/2017