Loin des « digital natives », ces jeunes en galère car exclus du numérique

Non, tous les 18-25 ans ne sont pas nés un clavier entre les mains, dotés des clés pour bien l’utiliser. Les nouvelles technologies profitent encore peu aux jeunes en difficultés, qui ne savent pas s’en servir pour mieux s’insérer. Une étude d’Emmaüs Connect s’est penchée sur leur cas.

L’exercice consiste souvent à reprendre les bases: comment insère-t-on une pièce jointe dans un mail? Où faut-il cliquer pour valider son inscription sur un site web? Que se passe-t-il quand on appuie sur la touche “entrée”?… Au pied de Montmartre, la mission locale de Paris accueille chaque année des milliers de jeunes pour qui les technologies prennent souvent des airs de terrain mal défriché. Conseiller, Guillaume Bert est chargé d’assurer leur alphabétisation numérique, parmi une foule d’autres tâches, au fil des rendez-vous. “Des gestes qui pourraient nous sembler anodins n’ont en fait rien d’instinctif et nécessitent un apprentissage”, pointe-t-il.

Car les jeunes de la génération des 18-25 ans sont loin d’être tous en confiance avec les ordinateurs, smartphones et autres outils réputés faire fuir leurs grands-parents. N’en déplaise aux spécialistes du marketing qui aiment voir en eux des “digital natives”, censés être nés le clavier dans les mains. Emmaüs Connect publie ce mercredi une étude sur les “pratiques numériques des jeunes en insertion socio-professionnelle”. Sa conclusion? “On présuppose chez cette tranche d’âge des compétences qu’elle n’a pas”, assure Cécilia Germain Creuzet, directrice du développement de l’association, créée en 2013 pour mettre les technologies au service de l’insertion. Ou tout au moins, elles n’ont rien d’inné.

Abdoul, 18 ans, n’avait pas d’adresse mail

L’auteur de l’enquête, un anthropologue, s’est immergé dans deux missions locales, à Lille et à Grenoble. A travers elles, Emmaüs Connect a cherché à approcher les “Neet”, de l’anglais Not in education, employment or training: 1,9 million de « décrocheurs » de 15 à 29 ans, ni en formation ni en emploi, dont 900 000 ont cessé leurs recherches. Il ressort de l’étude que ces jeunes-là sont moins bien équipés en nouvelles technologies que la moyenne. Certes, 82% ont un ordinateur à domicile et 59% un smartphone, mais le taux d’équipement atteint plus de 90% et 75% pour l’ensemble de leur génération.

Et le problème tient surtout à la façon dont ils les utilisent. Si 90% ont le “réflexe internet” pour leurs loisirs, seuls 62% s’en servent pour des démarches administratives. L’étude note que moins les jeunes sont diplômés, moins leurs usages du web sont divers. Quand il a débarqué pour la première fois à la mission locale de Paris, Abdoul Camara, un grand jeune homme de 18 ans en recherche d’un apprentissage dans les espaces verts, n’avait même pas d’adresse e-mail. Son cas n’a rien de surprenant, à lire Emmaüs Connect. Plus de la moitié des jeunes inscrits à Lille et Grenoble n’en ont pas non plus fournie. Ses heures passées à surfer en ligne? Plutôt “Facebook, You Tube…”, égraine Abdoul en souriant.

De Facebook à Pôle emploi, les savoirs ne se transfèrent pas

Le problème, c’est que maîtriser Facebook ne présage en rien de la débrouillardise des jeunes face à Google, Pôle emploi et autres « job boards » privés: les compétences ne se transfèrent pas facilement sans un nouvel apprentissage. “Le vocabulaire diffère, la navigation aussi, souligne Thierry Jarlet, directeur général de la mission locale de Paris. Pour être à l’aise sur tous les sites, il faut des connaissances poussées en graphisme et en ergonomie. Autrement, on reste dépendant des quelques outils que l’on a appris à maîtriser pour un besoin bien précis.”

Compliqué, à l’heure où les démarches, à commencer par la recherche d’emploi, se dématérialisent. Si 87% des jeunes sondés par Emmaüs Connect disent utiliser la toile pour trouver du travail, cela semble parfois peu efficace. “Les jeunes ont une mauvaise maîtrise d’internet, même de Google. Ils ne savent pas forcément reformuler des requêtes et creuser (…). Il faut distinguer le simple fait de taper un nom de métier sur un moteur de recherche et une démarche réellement construite et ciblée”, observe l’enquête. Ils peinent aussi à utiliser les recherches avancées pour affiner leurs candidatures. Seuls 6% et 14% connaissent Viadeo et LinkedIn, sans toujours en comprendre l’intérêt.

Au cyberespace, blasés ou largués

Les missions locales connaissent bien ces difficultés mais n’ont pas toujours les moyens d’y faire face. “Notre réponse a longtemps été un peu monolithique, juge Thierry Jarlet, centrée autour d’ateliers sur les techniques de recherche d’emploi dans des cyberespaces où les jeunes viennent ‘en flux’. Mais c’est chronophage et cela demande de mobiliser plusieurs conseillers à la fois. D’autant que les différences de niveau des jeunes font souvent que soit ils s’ennuient, soit ils sont largués.”

Emmaüs Connect finit de son côté de plancher sur un portail web dédié à l’insertion professionnelle des jeunes, élaboré avec le cabinet Capgemini. Autour d’une ergonomie simplifiée au maximum, il comprendrait aussi bien des offres que des modules de formation à la recherche sur le web, et servirait à terme de support de sites pour les missions locales. Il sera présenté ce mercredi soir au ministère du Travail.

L’Express 03/06/2015