Ecrire un autre récit national

Ecrire un autre récit national. Réinventer une histoire commune qui ressemblerait vraiment aux 66 millions de Français et les rassemblerait vraiment. Pas une généalogie fantasmée où nos ancêtres sont tous gaulois, mais bien un roman national enfin partagé. Pour le sociologue François Dubet, c’est aujourd’hui la seule manière de refaire société et il y a urgence à se lancer dans cette construction commune.

Depuis plusieurs décennies, l’universitaire bordelais, professeur honoraire des universités, ausculte la société. Il s’est tour à tour penché sur l’école, l’hôpital, les mouvements sociaux, les problèmes urbains, la marginalité juvénile ou la délinquance. Aujourd’hui, avec Ce qui nous unit (Seuil), publié le 3 octobre, c’est comme si tous ses travaux antérieurs, plus circonstanciés, toujours inscrits dans un périmètre défini, s’emboîtaient les uns avec les autres pour offrir au lecteur une analyse globale de notre petit monde hexagonal.

Depuis des années, les travaux de M. Dubet mettent en évidence une société française minée, rongée par mille dénis d’égalité, par une discrimination insinuée dans les moindres recoins du quotidien. En sont victimes tous ceux qui ont des origines extra-hexagonales visibles. Bien connu, le mécanisme se voit là documenté par le chercheur et analysé plus avant. Car les effets négatifs de la discrimination soulignés par celles et ceux qui s’en disent victimes et que le sociologue a écoutés ne sont pas les mêmes pour tous.

Les uns réagissent en estimant que la discrimination leur impose une identité dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Les autres se créent, en guise de carapace protectrice, une identité caricaturale où l’origine familiale est surreprésentée.

Imperméabilité à l’indifférence

Dans son ouvrage, le chercheur s’arrête donc longuement sur ces effets produits sur les victimes par ces comportements inéquitables. Il observe qu’une fois brisé le rêve d’invisibilité, une fois jugée irréalisable l’envie d’être perçu comme un citoyen lambda, il ne reste plus à la personne discriminée qu’à susciter une reconnaissance positive de sa différence.

Pour en finir avec la discrimination, il peut estimer stratégique de s’autodiscriminer soi-même en s’enfermant dans un ghetto protecteur. De là à se replier sur un environnement familial pour permettre à ce volet de soi de s’épanouir pleinement, le fossé est étroit. Preuve que le communautarisme est aussi dans certains cas fruit de la discrimination et se façonne en réaction aux barrières érigées contre l’intégration. Et cela peut encore aller loin dans le rejet, puisque à un moment la personne se sent si différente qu’elle n’a même plus le sentiment d’être discriminée. Il est alors trop tard, puisqu’elle a fait son deuil du collectif, de la société telle qu’elle lui est proposée.

Pour éviter cette mise au ban, il faudrait des institutions capables d’accepter, d’accueillir et de gérer la différence. Mais, là, les choses se compliquent. Le sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), a passé assez de temps à analyser le monde du travail, aussi bien que l’hôpital et surtout l’école, pour connaître l’imperméabilité de ces petits mondes à la différence.

Ces lieux centraux dans nos vies sociales ne savent pas lutter contre les discriminations, étant eux-mêmes des lieux où la différence a parfois du mal à se faire une place. L’auteur réexplique combien l’école reste pensée pour un élève modèle et exclut un à un tous les autres, au fil des années. L’école se veut universaliste mais son fonctionnement à la française ne lui permet pas de l’être au quotidien. Et en dépit de la passion nationale à débattre de ces sujets, en réalité, bien peu est fait.

Une teinte d’optimisme

Le sociologue se garde bien d’écrire que la France est restée inactive face à ce poison de la discrimination. Il analyse ainsi comment le pays a essayé la discrimination positive et comment cette formule a échoué à s’enraciner sur notre terreau marqué par un goût très prononcé pour l’égalitarisme. Rien à voir avec l’engouement qu’a pu connaître, outre Atlantique, cette manière de rééquilibrer les injustices en « donnant plus à ceux qui ont moins ».

Aussi la France ne l’a utilisée que par mini-touches disparates et encore, seulement dans l’éducation, où les zones d’éducation prioritaires (ZEP) constituent le modèle le plus achevé de la discrimination positive. Mais quid de cette approche sur le marché très concurrentiel de l’emploi ? Il suffit à François Dubet de reprendre quelques-uns des témoignages de celles et ceux qui refusent d’être embauchés à cause de leur couleur de peau ou de leur lieu de vie, pour que le lecteur mesure l’éternelle attirance française pour l’uniformité de traitement, quelles qu’en soient les conséquences.

En dépit donc de l’échec de ces mesures, l’ouvrage de François Dubet se referme sur une teinte d’optimisme. Le chercheur avance l’idée que, par-delà la guerre des identités, le pays a les ressorts pour refaire société. A une condition : celle de bâtir un imaginaire commun, où chacun se reconnaisse, afin que la différence ne soit plus vécue comme une menace. Il faudrait à ses yeux chercher ce qui nous unit toutes et tous et en faire le nouveau roman national.

Le chantier est urgent. Non parce que 2017 et son échéance présidentielle vont encore exacerber les différences, mais de façon beaucoup plus profonde, parce que nous sommes à un moment charnière du point de vue social où notre vision imaginaire de la société française est en miettes. Le travail n’est plus ce qui fonde la position sociale et les institutions, fussent-elles encore debout, sont contestées.

« Ce qui nous unit. Discriminations, égalité et reconnaissance », de François Dubet. La République des idées, Seuil, 122 pages, 11,80 euros.

Le Monde 05/10/2016