A Redmond, dans les coulisses de Microsoft

 

Voyage au coeur de l’un des sièges sociaux les plus vastes du monde.
Dans la banlieue de Seattle, sur un campus de plus de 200 hectares, le géant de l’informatique a bâti une véritable ville dédiée à la « tech », où travaillent plus de 44.000 salariés.

L’endroit est connu sous le nom de « Lake Bill ». Mais en réalité, il s’agit d’une mare, dans laquelle nagent une dizaine de poissons. Sur le bord, un couple de canards inspecte la pelouse en quête de nourriture. Entouré de grands arbres et de petits arbustes, le plan d’eau invite à la détente et à la relaxation. C’est peut-être aussi parce que le lieu est chargé d’histoire. C’est ici, dans ce paysage de forêt typique du nord-ouest des Etats-Unis, que l’épopée de Microsoft a véritablement commencé. Autour de ce « lac » ont été érigés au milieu des années 1980 les quatre premiers bâtiments du campus de celui qui deviendra plus tard le numéro un mondial du logiciel – l’entreprise, créée en 1975 par Bill Gates et Paul Allen, avait d’abord élu domicile au Nouveau-Mexique, mais elle a rapidement déménagé à Redmond, dans la banlieue ouest de Seattle. Les premières années, les salariés avaient pour habitude de célébrer les lancements de nouveaux produits en plongeant au milieu des carpes. Le rythme des sorties de logiciels a vite rendu cette tradition obsolète. La légende veut aussi que ce soit dans ce lieu bucolique et propice à la sérénade que le fondateur de Microsoft, Bill, fit la rencontre de sa future épouse, Melinda. « La lumière de son bureau, qui donnait sur le lac, était allumée tard le soir. Cela intriguait beaucoup Bill Gates, qui décida un jour d’aller voir qui travaillait autant chaque jour », se plaît-on à raconter chez Microsoft. Pas sûr qu’une telle histoire puisse se reproduire aujourd’hui, tant le site a grandi, suivant l’expansion du groupe.

Innovation à tous les étages

Autour du lac et des quatre buildings historiques ont poussé une centaine d’autres immeubles, tous numérotés (à part le bâtiment 7, oublié dans la frénésie de construction des années 1980), et dont la taille ne dépasse jamais quatre étages. Le campus de Redmond s’étend sur plus de 200 hectares, coupés en deux par l’autoroute qui file vers le nord et le voisin canadien. Une véritable ville de 44.000 âmes (40 % des effectifs totaux), avec sa place centrale et son marché hebdomadaire de produits locaux, son hôpital miniature, ses 32 cafés et restaurants, ses terrains de basket, de soccer ou encore de cricket. Opérateurs télécoms, banques, opticiens ont aussi élu domicile sur le campus avec des boutiques dédiées aux « Microsoftees ». On trouve aussi un vendeur-réparateur de vélos, alors que des pistes cyclables sillonnent le site. Un système de navettes gratuites (160 minibus et voitures), décorées aux couleurs de l’inventeur de Windows, permet aux employés de se rendre d’un bâtiment à un autre. Amérique oblige, la voiture reste reine ici, comme en témoignent les parkings bondés, dans ce campus très « green ».

Une impression de puissance mêlée à une certaine sérénité et de décontraction se dégagent lorsque l’on déambule dans les allées de l’un des sièges sociaux les plus vastes du monde. Un peu à l’image de ce « new Microsoft » qui émerge depuis la nomination à sa tête, il y a deux ans et demi, de Satya Nadella. Le groupe demeure un mastodonte de l’économie mondiale, avec un chiffre d’affaires de 92 milliards de dollars et des bénéfices de 17 milliards, provenant pour l’essentiel des deux piliers Windows et Office. S’il a raté le virage du mobile, le géant du logiciel est en train de réussir celui du « cloud computing », ce modèle d’informatique dématérialisée qui révolutionne l’industrie. Collaboration, ouverture, humilité sont désormais les maîtres mots dans une entreprise caractérisée auparavant par sa fermeture et son arrogance. « Il y a toujours eu une mentalité de premier de la classe chez Microsoft, avec la concurrence et la compétition en interne que cela pouvait occasionner. C’est en train de changer, les gens s’écoutent plus, travaillent davantage ensemble », témoigne Tim O’Brien, le patron de la communication au niveau mondial. Ringardisé au début de la décennie par les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), Microsoft inspire à nouveau le monde de la « tech » et fait même figure de leader d’opinion sur des sujets aussi tendance que l’intelligence artificielle.

Il suffit de pousser les portes des bâtiments pour s’en rendre compte. Au building 99, l’innovation est à tous les étages. C’est ici que se concentre une partie de la R&D du géant américain, au sein de la division Microsoft Research créée en 1991. Ils sont un peu plus de 1.000 chercheurs et ingénieurs à travailler sur une multitude de projets. « Il n’y a pas vraiment de limites. L’objectif est justement d’explorer les frontières de notre imagination, tout en gardant en tête la finalité commerciale de ces projets », explique Vikram Dendi, chef de produit chez Microsoft Research. Ici, cela fait plus de vingt ans que l’on parle intelligence artificielle et apprentissage des machines (machine learning). Les projets de reconnaissance vocale ont germé dès les années 1990 dans les labos de Redmond, où l’on trouve une concentration inhabituelle de fans de « Star Trek » et de science-fiction en général. « Il y a eu des hauts et des bas. Mais tout s’est accéléré lorsque l’on a introduit de nouvelles techniques de « deep learning » dans la fabrication des produits », se souvient Vikram Dendi. Fin 2014, le travail issu des avancées dans la reconnaissance du langage s’est traduit au niveau commercial avec le lancement de Skype Translator, un logiciel permettant d’effectuer une traduction instantanée d’une conversation par téléphone. Aujourd’hui, Skype parle une cinquantaine de langues écrites et huit langues parlées. « On continue de l’enrichir. L’objectif final, c’est bel et bien de casser les barrières de la langue, quel que soit le terminal que vous utilisez », décrit Olivier Fontana, un Français responsable du projet.

L’intelligence artificielle (IA) est aussi à la base des travaux réalisés dans les « chatbots », ces super plates-formes de messagerie instantanée où des robots conversationnels aident à exécuter tout type de tâches. Microsoft mise beaucoup sur ces outils qui pourraient, à terme, remplacer les nombreuses applications à usage unique. La firme de Redmond a lancé dès 2014 un « chatbot » du nom de Xiaoice en Chine, qui rassemble aujourd’hui 50 millions d’utilisateurs. La technologie a toutefois ses ratés. Grisé par le succès chinois, le groupe a tenté la même chose aux Etats-Unis avec « Tay ». Mais quelques heures après son lancement sur Twitter, le robot s’est transformé en odieux personnage, capable des pires envolées racistes, poussé à bout par certains utilisateurs malintentionnés, selon Microsoft. Il n’est pas ressorti depuis. « On travaille à son amélioration, répond sobrement Lili Cheng, ingénieur spécialisé dans l’IA. Mais une chose est sûre, on a aujourd’hui les technologies disponibles et le contexte favorable à l’émergence de ces bots. »

Un bâtiment anonyme : le « Garage »

Sur le campus, l’innovation ne fleurit pas seulement dans les lignes de code. Dans le building 87, les grosses machines sont à l’honneur. Imprimantes 3D, découpe au laser, presse industrielle, clefs à mollette géante… l’endroit ressemble étrangement à une usine miniature d’un grand fabricant électronique. « C’est le plus bel atelier de l’industrie ! Ici, on est capable de fabriquer n’importe quel prototype, à la demande, en moins de trois jours », s’enthousiasme John Haley, qui travaille pour la division des produits Surface (tablettes, PC). Microsoft n’hésite plus depuis quelques années à concevoir ses propres machines et à les vendre, dans le but, notamment, d’inspirer le reste de l’industrie en montrant comment optimiser ses logiciels. Perfectionniste, la multinationale dispose au « 87 » de la salle acoustique « la plus silencieuse au monde » – inscrite au livre des records. Aucun bruit extérieur ne trouble la quiétude du lieu, où la mesure du son peut descendre jusqu’à -20 décibels. C’est ici que sont réalisés les travaux sur l’acoustique des différents terminaux Microsoft (consoles Xbox, tablettes, smartphones…). Dans les salles du bâtiment, dont les noms font référence aux éléments chimiques de la table de Mendeleïev, on étudie aussi la morphologie du corps humain grâce à des machines pensées et fabriquées par les ingénieurs eux-mêmes. Objectif  : concevoir les appareils les plus ergonomiques possibles. Les technologies tactiles, le rendu des images, les couleurs sont aussi étudiées avec soin dans ce « lab ».

Les « étrangers » ne sont pas forcément les bienvenus. Le culte du secret règne dans les couloirs. Les regards des ingénieurs sont fuyants. On badge à tous les étages, et les rideaux, opaques, sont tirés dans la plupart des ateliers. Des casiers où ranger smartphones et autres terminaux indélicats, capables de prendre des photos et de communiquer avec l’extérieur, sont disposés dans certaines salles. Le renouveau de Microsoft s’appuie, entre autres choses, sur les innovations « hardware » sorties de ces labos. La tablette Surface, d’abord critiquée lors de sa sortie en 2012, est désormais scrutée de près par les concurrents. Le lancement cette année des lunettes Hololens, qui permettent de projeter des images holographiques dans un environnement réel, a été salué par l’industrie, permettant à l’éditeur de logiciels de prendre pied sur le marché prometteur de la réalité augmentée.

S’il est un lieu où Microsoft tente d’insuffler un esprit d’innovation en rupture avec le passé, c’est bien le « Garage ». Logé dans un bâtiment anonyme, le lieu se veut ouvert à tous les salariés qui souhaitent développer des projets en parallèle de leur activité quotidienne. « Ici, on apprend à travailler et à collaborer différemment. Toutes les méthodes sont bonnes pour arriver au résultat que l’on veut », explique Ed Essey, le responsable du programme. C’est ici que sont organisés les « hackathons » maison, ces rassemblements de développeurs qui permettent de faire naître de nouveaux produits en un week-end (le lieu est ouvert 24h/24 et 7j/7). L’ambiance se veut résolument celle d’une start-up – ou du moins l’image qu’on s’en fait – avec de grandes salles ouvertes, des écrans partout, des gadgets dans tous les coins et un mobilier totalement flexible. Une cafétéria avec nourriture et boissons à volonté trône au milieu de l’espace. Dans le coin, une drôle de machine à faire pousser des laitues, bourrée de capteurs, souligne le caractère innovant et iconoclaste du lieu. Au fond du couloir, une pièce aux vitres transparentes célèbre l’esprit « maker ». Ecrans d’ordinateur, imprimantes 3D et outils en tout genre sont disposés sur de grandes tables en métal. Là encore, des machines industrielles sont à disposition des salariés. Chaque semaine, les « makers » de Redmond se rassemblent ici pour échanger sur leurs travaux respectifs.

Pas sûr que le lieu, si bien pensé et si bien organisé, soit finalement propice à la sortie de la future « killer app » ou du produit qui fera la fortune de Microsoft pour les trente prochaines années. Mais l’essentiel est ailleurs pour le numéro un mondial du logiciel. C’est un élément de plus dans la transformation de la multinationale qui ne veut plus seulement s’appuyer sur les succès du passé mais poursuit sa révolution culturelle et son ouverture au monde de demain. Redmond est probablement l’endroit idéal pour réaliser ces tests grandeur nature.
Les Echos 06/10/2016