Economistes au bord de la crise de nerfs

Il n’est pas de bonne science sans controverse. Mais l’économie est-elle une science ? Le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg (Le Négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser, Flammarion, 240 pages, 18 euros) a relancé le débat en défendant l’idée d’une science « objective », autour de résultats incontestables, parce que issue des méthodes expérimentales qui prévalent en médecine ou en biologie.

Une charge contre ceux qui pensent le contraire et se qualifient eux-mêmes d’« hétérodoxes » mais qui cache un autre clivage, moins scientifique celui-là, le politique. Depuis les débuts de la discipline, au tournant du XIXe siècle, l’économiste, engagé dans la vie de la cité, conseille les puissants.

Une infinité d’approches

C’est pourquoi, entre ceux qui prônent le tout-marché (à droite) et ceux qui rêvent du tout-Etat (à gauche), entre les théoriciens purs et les adeptes de la donnée brute, le paysage intellectuel français révèle une infinité d’approches qui illustre le foisonnement exceptionnel de l’économie française et sa bonne santé intellectuelle, comme l’a montré le prix Nobel accordé, en 2014, à Jean Tirole.

A la veille de la campagne pour l’élection présidentielle, revue de détail de la galaxie française.

Celle-ci est d’abord le résultat d’un « big bang », l’explosion du paradigme de « l’équilibre général », la théorie économique de Léon Walras (1834-1910) qui posait les dogmes de « l’efficience des marchés », où acheteurs et vendeurs aboutissent de façon rationnelle à un « prix d’équilibre » grâce à l’« information parfaite » dont ils disposent. Trop simple.

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Dans le sillage de John Maynard Keynes (1883-1946), nombre d’économistes ont mis en pièces ces principes pour mettre en évidence les phénomènes de rationalité limitée, d’information asymétrique, de marché incomplet ou de déséquilibres multiples.

« Ce triomphe de l’incomplétude a provoqué la dispersion de la profession, permettant à chacun de partir dans une direction différente », analyse Pierre Dockès, professeur à l’université Lyon-II, qui va publier Le Capitalisme et ses rythmes (Les Classiques Garnier), une monumentale histoire de la pensée et des faits économiques.

Les uns rêvent de retrouver le paradigme perdu. A travers la théorie des jeux, la science des comportements ou du cerveau, ou encore le traitement de millions de données permettant de repérer des enchaînements de causalité, ils tentent de retrouver, à partir de l’irrationalité du monde, les lois de l’équilibre général et de l’efficience des marchés. D’autres tentent de modéliser les imperfections et les déséquilibres pour formuler de nouvelles théories de la dynamique de l’économie.

Une chose les réunit : le maniement des mathématiques

Les uns et les autres cohabitent dans les principaux centres de recherche français, comme l’Ecole d’économie de Paris, l’Ecole normale supérieure, Polytechnique, la Sorbonne, l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Les sensibilités sont différentes, mais une chose les réunit, France oblige : le maniement des mathématiques et le goût de la modélisation.

Ils cohabitent au sein de l’Association française de sciences économiques (AFSE), l’organisation « professionnelle » des enseignants du supérieur dans la discipline, ou de réseaux plus amicaux qu’académiques comme le Cercle des économistes.

L’Ecole d’économie de Paris regroupe aujourd’hui entre soixante et soixante-dix chercheurs. Après son emménagement dans des locaux actuellement en construction, en février 2017, elle devrait en regrouper 150. « Une plate-forme où convergeront toutes les approches, de la plus mathématique à la plus pluridisciplinaire, et toutes les méthodes, de la plus théorique à la plus empirique », affirme Daniel Cohen, vice-président de l’Ecole (et membre du conseil de surveillance du Monde).

Parfois, l’unité est plus forte, comme à l’Ecole d’économie de Toulouse qui s’est construite sur un regroupement de disciples autour d’un maître, Jean-Jacques Laffont puis Jean Tirole, et d’une thématique, la modélisation des comportements des agents sur les marchés.

L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), lui, créé en 1981 par Jean-Marcel Jeanneney pour éclairer le pouvoir socialiste néophyte, puis développé par Jean-Paul Fitoussi, est plutôt l’héritier d’une filiation théorique keynésienne.

Le paysage inclut également depuis longtemps une école « critique » née dans les années 1970 autour de brillants mathématiciens sortis de Polytechnique, comme Robert Boyer et Michel Aglietta, passés par l’Ecole nationale de la statistique appliquée à l’économie (Ensae) et néanmoins décidés à emprunter aux autres sciences sociales pour enrichir la compréhension critique de l’économie.

Une économie considérée comme la résultante d’institutions politiques et de structures sociales, selon la tradition marxiste très présente en France depuis l’après-guerre. C’est l’école dite « régulationniste », dont l’héritier, créé en 1967, est le Cepremap, dirigé aujourd’hui par Daniel Cohen et animé par Philippe Askenazy.

Spécificité française

Une autre branche « critique » regroupe des économistes comme Jean-Pierre Dupuy, Olivier Favereau, André Orléan, Robert Salais, dans ce que l’on appelle l’économie des conventions, créée dans les années 1980 en partant de l’analyse de la coopération entre individus.

André Orléan est le fondateur de l’Association française d’économie politique (AFEP), qui se réclame d’une approche « pluraliste » et pluridisciplinaire de l’économie par opposition à ce qu’il dénonce comme le prisme modélisateur et 100 % mathématiques des économistes traditionnels.

Jean-Marc Daniel, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP) et auteur de Trois Controverses de la pensée économique – travail, dette, capital (Odile Jacob, 174 pages, 18,90 euros), propose une autre généalogie de la diversité des économistes français, qu’il scinde en trois parties.

La première, spécificité française, est « l’économie au pouvoir », celle des experts de la direction du Trésor, de la direction de la prévision, de l’Insee et de la Banque de France. « La production du savoir économique légitime était, dans les années 1950 en France, l’apanage de l’administration publique, là où on faisait tourner les modèles », confirme Daniel Cohen.

Les économistes universitaires seraient quant à eux marqués par leur rattachement originel aux facultés de droit : « L’économie est restée pour beaucoup en France une composante de la réflexion générale sur la société. » C’est de cette tradition qu’est née, soutient Jean-Marc Daniel, la participation directe des économistes aux débats politiques à travers les nombreux think tanks qu’ils animent, d’Attac à Génération libre.

La troisième composante est celle des ingénieurs économistes, héritiers de Walras. C’est sous l’égide de Maurice Allais (1911-2010), X-Mines et prix Nobel d’économie en 1988, que des générations d’économistes ont été formées dans les grandes écoles d’ingénieurs françaises grâce au triomphe des mathématiques sur les sciences sociales au sein de la science économique mondiale, américaine en particulier, au début du XXe siècle.

Approches « hétérodoxes » survalorisées

Car un autre élément structure ce paysage. Les pays qui ne sont pas dominants en matière de science économique, affirme Jean-Marc Daniel, survalorisent les approches « hétérodoxes » et « critiques » ; ce fut le cas de l’université française face à la domination anglaise et germanique à la fin du XIXe, et face à la domination américaine à partir de 1945. D’où l’apparition du courant post-marxiste et post-keynésien de la théorie de la régulation dans les années 1960.

« Leur force était d’être des mathématiciens, polytechniciens et normaliens », ce qui leur permettait d’être écoutés par la communauté internationale dans leur volonté de dépasser le marxisme, mais aussi la pensée dominante anglo-saxonne.

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C’est sous l’aile protectrice d’économistes comme François Perroux, à l’université, ou Edmond Malinvaud, à l’Insee, que cette approche à la fois mathématique et critique a pu se développer, avec d’un côté, les héritiers des deux Nobel Maurice Allais et Gérard Debreu, comme Roger Guesnerie ou Jean Tirole, et de l’autre, les « régulationnistes » comme Robert Boyer et Michel Aglietta. Car Boyer, Guesnerie et Tirole ont un point commun : ils sont ingénieurs des Ponts, l’école qui produisait alors les économistes les plus prometteurs.

Ces trois milieux vivent en parallèle durant les « trente glorieuses ». Mais l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir (1981-1995), puis son ralliement au « tournant de la rigueur », voit les économistes « ingénieurs » s’approcher du champ de « l’économie au pouvoir » : Jacques Attali (X-Mines, ENA), Serge-Christophe Kolm (X-Ponts, Cepremap), Jean Peyrelevade (X) rallient la haute fonction publique à l’idée d’un choix cohérent : la relance sans l’Europe ou l’Europe avec la rigueur.

« Il n’y a rien à tirer de ces gens-là »

Mitterrand tranchera… pour des raisons essentiellement politiques. A l’issue d’un dîner avec François Perroux et Edmond Malinvaud organisé par Jacques Attali, il aurait déclaré à ce dernier : « Il n’y a décidément rien à tirer de ces gens-là. »

La victoire de la gauche en 1981 permet aux économistes, qu’ils soient « mainstream » ou « critiques », de briser le monopole du savoir économique détenu par la haute fonction publique – dont ils bénéficient d’ailleurs en puisant dans les statistiques de grande qualité cumulées par l’administration – pour produire de la contre-expertise et du débat public.

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Grâce à leur excellence mathématique, ils se font également une place sur la scène internationale en participant à des réseaux européens comme le Center for Economic Policy Research, créé en 1984, ou en séjournant dans les meilleurs départements d’économie des universités américaines : Massachusetts Institute of Technology, Harvard, Berkeley, Stanford, Chicago.

Un domaine échappe néanmoins à cette pluralité, celui de la gestion des carrières, concèdent Pierre Dockès et Daniel Cohen. D’où la querelle de clocher. Les deux institutions majeures sont, d’une part, le jury d’agrégation, d’autre part, la section 5 du Conseil national des universités, qui nomme les professeurs et les maîtres de conférences d’économie. Les membres de la section 5 sont élus par leurs pairs en deux collèges : un pour les professeurs, l’autre pour les maîtres de conférences.

« Mainstream », liste « critique », gauche

La liste qui remporte régulièrement les suffrages du premier collège est dominée, tout comme le jury d’agrégation, par les économistes traditionnels, dits « mainstream » (44 % aux dernières élections), contre la liste « critique » (26 %) et les listes syndicales classées à gauche (13 %). Les résultats s’inversent pour le second collège.

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L’AFEP avait demandé, en 2014, que soit créée une nouvelle section « Economie et société » afin de rompre cette domination des économistes « mainstream » et d’assurer la promotion d’économistes « critiques » et ouverts aux sciences sociales. Le ministère, d’abord favorable, avait fait volte-face sous la pression du courant dominant, en particulier du Nobel Jean Tirole au nom de l’unicité de la science.

Cet épisode douloureux, mais resté dans l’ombre des querelles institutionnelles, est peut-être l’étincelle qui a mis à nouveau le feu aux poudres jusqu’à déboucher sur le sous-titre vengeur du brûlot de MM. Cahuc et Zylberberg pour évoquer les économistes « hétérodoxes » : « Comment s’en débarrasser ? »

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Une pensée économique foisonnante

Le Monde 10/10/2016