Olivier Rey : « Le monde n’est plus que statistique »

LE NOMBRE D’OR

Au commencement était le Verbe, il semble qu’à la fin tout doive devenir nombre. Là où étaient les mots, les chiffres adviennent (ou les courbes, les cartes, les diagrammes qui en sont tirés). Lorsque ce qui était à même d’orienter dans la vie a été rongé par la critique, lorsque l’expérience individuelle n’est plus à la mesure de sociétés trop étendues, trop com­plexes et trop changeantes, les nombres deviennent les ultimes garants de la réalité, et non seulement calibrent le monde, mais colonisent jusqu’à l’intime. On parle de quantified self. La santé n’est plus ce que l’on ressent, mais ce dont des mesures attestent. Et lorsque le col blanc, pour compenser ce que son existence postée devant un écran a de trop sédentaire et d’antinaturel, va courir le soir ou le week-end, son rapport au monde est tellement médiatisé par des nombres que, même en ce moment de détente où les facultés corporelles ataviques sont appelées à s’exprimer, il s’équipe d’un bracelet connecté interactif ou utilise une « appli » de son smartphone afin de comptabiliser le temps écoulé, les foulées, les battements cardiaques, évaluer les distances parcourues et l’énergie dépensée, dresser des diagrammes de performances, etc. Sans cela, il ne serait pas bien sûr d’avoir couru, les efforts fournis ne « compteraient » pas. Dans la vie publique, le règne du nombre est encore plus prégnant. Personne ne saurait parler sérieusement de l’état de la société et discuter politique sans se référer aux informations quantitatives délivrées pas des organismes, institutions, agences spécialement dédiés à leur production : taux de croissance, de chômage, d’inflation, d’endettement, de déficit, indices boursiers, chiffres de la délinquance, de la construction, du commerce extérieur, de l’immigration, etc. Le traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, stipule que dans chaque État de l’Union européenne le taux d’inflation ne doit pas excéder de plus de 1,5 % celui des trois pays membres ayant les plus faibles taux d’inflation ; le déficit budgétaire doit demeurer inférieur à 3 % du produit intérieur brut et l’endettement public à 60 % du produit intérieur brut. Pour la première fois dans l’histoire, des États se sont liés autour de grandeurs statistiques, élevées au rang d’éléments explicites de l’exercice du droit (…). Des commissions d’experts sont réunies, dont on attend qu’elles élaborent de nouveaux « indicateurs » qui, enfin, intégreront dans leur composition la qualité de vie des individus, ou la « soutenabilité » du développement. Autrement dit, on s’emploie à corriger les défauts de la statistique existante en étendant son domaine d’application, en lui faisant pénétrer des régions qui échappaient jusque-là à son emprise. Cela, parce que seules des réalités quantifiées et agrégées en statistiques semblent dignes d’être prises en considération.

HOLLANDE ET LA COURBE

En avril 2012, François Hollande, candidat à la présidence de la République, annonça solennellement que s’il était élu, il inverserait la courbe du chômage. Depuis son élection, il n’a cessé de réitérer cette promesse : l’inversion de la courbe. Pour problématique que soit l’expression – ce qui peut éventuellement s’inverser n’est pas la courbe, qui est ce qu’elle est, mais son sens de variation -, elle témoigne d’une grande habileté politique : non seulement elle esquive la question du nombre absolu de chômeurs, qui est énorme, mais si l’inversion tant attendue finit par se produire, l’événement apparaîtra comme une victoire, quand bien même entre-temps la situation se serait considérablement dégradée. Mais ce qui devrait frapper plus que tout est qu’au lieu de parler du chômage, le président de la République parle de la courbe du chômage. On dira que, si la statistique est honnête, cela revient au même. Mais pourquoi, au lieu de se référer à la chose même, évoquer la variation d’un indice ? Certes, d’un point de vue rhétorique, il n’est pas inutile d’atténuer le scandale de millions de chômeurs par la neutralité d’une courbe. Reste que pareil procédé serait inopérant si nous ne vivions dans un monde où nous avons appris à juger des faits par leur mesure statistique, ­devenue plus réelle que le réel.

LE SILLON DU SPÉCIALISTE

Selon les mots de Max Weber, on s’applique des œillères pour tracer un sillon de spécialiste. L’ennui est que la juxtaposition de ces œuvres spécialisées, si considérables et admirables soient-elles, ne rend pas le monde plus intelligible, mais finit par ajouter à sa confusion. Trop nombreuses, les clartés séparées aggravent l’obscurité générale. Médire des œillères serait malvenu : ce sont elles qui permettent la concentration sur une tâche suffisamment circonscrite pour qu’il soit possible d’en venir à bout. Cependant, il y a un temps pour s’y astreindre, un temps pour les retirer. Après avoir parcouru les sillons, il est bon d’embrasser le paysage, dans sa ­variété et son unité.

ANTIQUES ET MODERNES

Le monde antique et médiéval était formé d’éléments foncièrement hétérogènes. Pour autant, cette coexistence d’éléments hétérogènes n’était pas chaos, ou simple entassement, elle formait au contraire un cosmos, c’est-à-dire, au sens premier du terme, un ensemble bien ordonné, une harmonie. La clé pour pénétrer cet ordre était l’analogie, qui faisait se correspondre les différentes strates de l’être sans les confondre, les mettait en résonance les unes avec les autres. Il est difficile de donner un exemple, car on ne sait lequel choisir parmi l’infinité qui s’offre au choix. Contentons-nous, un peu au hasard, de citer ces paroles d’Alcuin, grand savant de l’époque carolingienne : « Quatre sont les fleuves qui s’écoulent de l’unique fontaine du paradis, pour arroser la terre. Quatre sont les évangélistes qui procèdent d’une unique fontaine, qui est le Christ, pour arroser les cœurs desséchés, afin qu’ils fassent pousser les fleurs des vertus. Quatre sont les éléments dont l’ordonnance du monde tire avant tout sa cohésion. Quatre sont les vertus dont ce monde en petit qu’est l’homme doit recevoir son ordonnance. » Fleuves du paradis, évangélistes, éléments constitutifs de la matière, vertus (l’esprit du temps ajoutait aussi les humeurs du corps, les saisons…) ressortissaient à des ordres différents, mais se correspondaient (ici dans leur quater­nité) pour composer l’harmonie du monde. Quant à l’homme, il trouvait sa place dans le cosmos en s’insérant comme il convenait dans le gigantesque réseau analogique dont il était tissé. La pensée moderne, elle, est naturaliste. Elle conçoit le monde comme foncièrement homogène. Un événement emblématique du passage de l’ancien mode de pensée au nouveau est l’avènement du système de Copernic, qui efface la frontière ontologique, si structurante dans la pensée analogique, entre monde terrestre et monde céleste. Du point de vue moderne, la Terre est une planète parmi d’autres, et tout dans l’univers est composé du même type d’éléments obéissant aux mêmes lois, que la science met au jour (…). L’être humain n’est plus un être particulier (certes très particulier) parmi d’autres êtres particuliers, il est le seul à être véritablement singulier, en tant que seul pourvu d’une intériorité. Au sein du monde, sa conscience se trouve comme insularisée. Bien entendu, une forme de pensée n’en anéantit pas une autre et, de même qu’un certain naturalisme existait avant la modernité, l’analogisme n’a pas disparu avec elle. Mais la forme de pensée dominante a changé.

L’ART N’EST PLUS QU’UN MARCHÉ

Afin de s’extraire de la multitude de leurs confrères, se faire remarquer par le public, et ne serait-ce que s’affirmer à leurs propres yeux, les artistes sont de plus en plus tentés d’exagérer leur singularité, d’en outrer l’expression. Comme si cela ne suffisait pas, Kant a eu l’imprudence d’écrire que le génie ne suit pas les règles de l’art mais les crée. Dès lors, il est devenu beaucoup plus attrayant de prétendre au génie en s’affranchissant des règles que de chercher l’excellence en les respectant. Ainsi l’originalité et la transgression se sont-elles imposées comme des valeurs dominantes en art. Cela étant, il ne suffit pas de transgresser, il faut aussi en recueillir des bénéfices, et pour cela accompagner la transgression d’un discours intimidant, de telle sorte que les bourgeois, eux-mêmes soucieux de se distinguer du gros de leur classe réputée se complaire dans l’académisme, se fassent les thuriféraires des transgresseurs. En résulte la constitution, à partir de la fin du XIXe siècle, des « avant-gardes », coalitions de « moi » en quête névrotique de reconnaissance, condamnées à renchérir l’une sur l’autre dans la répudiation de ce qui précède et l’excommunication des concurrents. Mais une fois tous les critères esthétiques récusés, tous les codes pulvérisés, sur quoi fonder encore un jugement ? Dans le rôle d’arbitre ne demeure, au bout du compte, que le marché et ses cotes. C’est-à-dire que ce qui a commencé par une fuite devant le nombre finit par aller se fondre dans l’océan du nombre. Le domaine littéraire n’a pas été épargné. Là aussi les avant-gardes ont sévi – produisant des vagues d’ouvrages incroyablement ennuyeux, au demeurant rarement lus en entier par ceux-là mêmes qui en font le vibrant éloge, et préfèrent dans leur privé lire des magazines ou des romans policiers. Comme le remarquait Julien Gracq : « Autrefois, dans les familles bourgeoises bien gouvernées, on défendait la lecture de romans aux jeunes filles comme dangereux. Aujourd’hui, il n’y a pas un roman d’avant-garde qu’on ne pourrait leur mettre en mains, sans même le feuilleter, comme de tout repos. Aurait-on vu par aventure un seul bonnet jeté par-dessus les moulins pour cause de lecture agitante des œuvres complètes de MM. Butor ou Pinget, de Mmes Sarraute ou Duras ? » On pourrait soutenir que dans un monde en miettes, désarticulé et absurde, un art fidèle à ce qui est doit lui-même être dépourvu de tout attrait. Mais fidélité ne veut pas dire redondance et Baudelaire, de la réalité de son temps qu’il trouvait peu avenante, disait qu’elle lui avait donné sa boue, et qu’il en avait fait de l’or – ce qui est assurément une plus grande performance alchimique que la transmutation de l’ennui brut en ennui sophistiqué. Au fur et à mesure que le monde se modernisait, désenchanté par la science, aménagé par la technique et mis en coupe réglée par la grande industrie et le souci du rendement, le prestige de l’art ne cessait d’augmenter : l’art apparaissait comme le dépositaire de tout ce qui en l’homme ne trouvait pas son compte dans le monde courant. Mais ce prestige sans précédent a permis et suscité le développement, au sein de l’art, de surenchères autoréférentielles au fil desquelles les œuvres les plus encensées sont devenues d’une extraordinaire vanité, et dramatiquement dépourvues de tout sex-appeal. En comparaison, les tableaux statistiques se mettent à paraître familiers, concrets, reposants, presque bonhommes. Ils ne manquent plus de chair : c’est avec eux qu’on a l’impression de savoir de quoi on parle. C’est ainsi qu’un certain art, dit subversif, a joué son rôle pour asseoir le règne du nombre.

HAINAMOURE DE LA STATISTIQUE

La statistique n’est pas aimée, parce qu’elle place l’individu devant les contradictions de l’individualisme. D’un côté, l’individu entend suivre ses désirs, non obéir à des prescriptions sociales. Mais quand des millions de tels individus cohabitent, il n’est d’autre ressource pour connaître la situation globale qui en résulte que d’additionner leurs comportements : c’est ce que fait la statistique. D’un autre côté, si autonome qu’il se veuille, l’individu a besoin d’être reconnu par les autres. Non comme un parmi d’autres, mais dans sa singularité. Quand les anciennes communautés ne sont plus là pour satisfaire ce besoin, celui-ci se reporte sur la société qui se révèle en général incapable d’y répondre, parce que le principe d’égalité qui vaut entre individus libres l’empêche de faire des distinctions. De ce traitement indifférencié des personnes, la statistique est l’emblème. (…) Il est entendu que le nombre ne rend pas compte de la réalité dans son intégralité. Il permet cependant d’en saisir certains aspects, impossibles à appréhender autrement. Et si l’on estime que le nombre prend trop de place, c’est moins à lui qu’il faut s’en prendre qu’à la situation qui lui fait aujourd’hui la part si belle. Le règne de la statistique n’a pas été imposé à de pauvres sociétés qui n’en pouvaient mais, il a été appelé par l’état de ces sociétés. Sociétés d’individus, et sociétés qui, au Nec plus ultra des Anciens, ont substitué le Plus ultra des Modernes. Lorsque la démesure et la disproportion s’installent partout, de la taille des villes, des entités politiques, aux quantités d’énergie en circulation, au maillage technique, à l’intensité des échanges et de la consommation, lorsque la norme devient l’énorme, lorsque nos capacités d’émotion, d’évaluation et de représentation, prises de court par le gigantesque, ne sont plus à même de nous orienter dans la vie et dans la pensée, la seule ressource pour conserver un semblant de maîtrise est de nous en remettre aux nombres, de calculer, de tracer des courbes, de dresser des tableaux. C’est pourquoi, au point où nous en sommes, et malgré les critiques plus ou moins justifiées qu’on peut lui adresser, la statistique ne constitue pas un écran qui s’interposerait entre nous et la réalité, qui viendrait nous la dissimuler et couper nos liens avec le monde de la vie.

QUAND LE MONDE S’EST FAIT NOMBRE Olivier Rey Stock, 316 p., 19,5 €

Le Figaro 17/10/2016