Des étudiants sous l’œil du big data

L’image en relief d’un homme blond, souriant, en chemise blanche et pantalon de costume, salue d’un énigmatique welcome et inviteles vingt-cinq cobayes à pénétrer dans une pièce semi-circulaire plongée dans le noir. Un chef d’orchestre s’installe au centre. Un premier écran s’allume, une violoncelliste apparaît. D’un coup de baguette, le chef donne l’attaque. La séquence se répète avec contrebassiste, violonistes, percussionniste… jusqu’à ce qu’ils forment un  » mur  » de musiciens, jouant en direct une partition dirigée à distance par le compositeur argentin Federico -Jusid dans la Wow Room (Windows on the World) qu’a inaugurée, le 20  octobre 2016, l’Instituto de Empresa (IE) de Madrid. Le message ne peut pas être plus explicite : le professeur du futur sera ce chef d’orchestre qui, lui aussi, pourra  » mettre en musique «  ses cours à destination d’étudiants disséminés dans le monde entier, à partir de salles dotées d’un impressionnant arsenal technologique. Bientôt, sa présence pourra même être matérialisée par un hologramme.

Dans cet avatar madrilène de la classe virtuelle HBX, lancée en  2015 par Harvard, les professeurs veulent avant tout  » améliorer «  l’expérience d’apprentissage, et faire briller l’IE au firmament des universités mondiales – son master en management a été classé 7e au niveau mondial par le  Financial Times, en septembre, et son MBA supplante régulièrement celui de HEC dans les mêmes classements. Autant dire que la Wow Room relève autant de l’innovation pédagogique que de l’opération marketing.

Première nouveauté : les enseignants pourront scruter le -comportement des -étudiants. Ils disposeront de la reconnaissance faciale, une technologie qui permet de jauger les émotions. Les étudiants livreront ainsi aux professeurs leurs données personnelles : le big data de leurs émotions.  » Quand nous les avons interrogés, les étudiants ont tous été d’accord pour partager leurs informations « , explique Martin Bœhm, un professeur de marketing.

Les visages des étudiants seront donc sans cesse observés. Leurs réponses passeront à la moulinette d’une puissance de calcul qui établira des tendances cognitives.  » Nous pourrons observer en temps réel les états d’âme des étudiants. Si l’un d’eux est moins attentif, un cadre rouge- -clignotera autour de son visage et je pourrai m’adresser à lui pour relancer son attention « , explique Martin Bœhm, dont l’image a été utilisée comme hologramme d’accueil.

La plate-forme disposera aussi d’outils à même d’établir à la volée des  » diagnostics cognitifs  » à partir de sondages, de simulations, de questions directes… Les professeurs pourront s’inspirer des réponses des étudiants analysées en temps réel pour  » customiser leurs cours « .  » Si je constate que tel ou tel exemple ne retient pas l’attention, que personne ne répond à tel sondage ou qu’une plaisanterie ne fait pas rire les étudiants, je pourrai réajuster mon cours en temps réel « , explique Martin Bœhm.

Si la rêverie (ou l’inattention, selon le point de vue de la machine) n’aura clairement plus sa place dans ce dispositif, l’ » échec  non plus « , promet Jolanta Golanowska, directrice de l’innovation pédagogique de l’école. Tout l’enjeu de l’utilisation du big data dans ce projet est de  » savoir comment participent les étudiants,s’ils apportent une idée nouvelle, s’ils se contentent de répondre ou de développer les idées des autres, s’ils interagissent de préférence avec les hommes ou avec les femmes « …

Problème d’éthique

Autre argument déployé par le corps enseignant : cette plate-forme serait une chance pour les introvertis.  » Avec le format de cours traditionnel, un style unique de leadership est encouragé : les plus charismatiques réussissent mieux parce qu’ils parlent plus et se font remarquer favorablement par le professeur. Avec le forum synchronisé de la classe du futur, les étudiants introvertis auront une chance de s’exprimer « , dit Santiago Iñiguez de Onzoño, le président de l’IE, qui assure que cette intelligence artificielle sera  » friendly, friendly, friendly «  ( » amicale « ),  » à l’inverse du HAL 9000, l’ordinateur de 2001 : l’odyssée de l’espace « .

Et pas question d’utiliser les données pour orienter les étudiants – les résultats scolaires, les indicateurs socio-économiques, les données géographiques, les informations médicales, qui pourraient pourtant leur désigner l’orientation parfaite. «  L’intelligence artificielle ne doit pas être prescriptive « , ajoute Santiago Iñiguez de Onzoño. Qui tient à rassurer les enseignants :  » Cette salle de classe est une réplique, peut-être la meilleure, du traditionnel face-à-face entre l’enseignant et l’élève. C’est une optimisation, pas une révolution. «  Reste à savoir si toutes ces précautions apaiseront les -inquiétudes que cette classe du futur peut soulever. Pour Jean-Gabriel -Ganascia, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, expert de l’intelligence artificielle, la collecte de données personnelles des étudiants pose des questions d’éthique.  » Les étudiants doivent donner un consentement éclairé sur le sujet, et les établissements doivent garantir que les données ne pourront pas être réutiliséesplus tard. «  Car, si les établissements d’enseignement supérieur européens ne sont pas des empires comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), le stockage de données aussi intimes que les émotions posent toujours question.  » Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit « , rappelle le professeur de marketing. Ou les cobayes d’une expérimentation dont personne ne peut prédire l’issue.

Le Monde 03/11/2016