Séverine Chauvel : « Le diplôme est un fétiche »

80 % d’une génération au bac, 60 % d’une génération en licence… Dans son livre « Course aux diplômes : qui sont les perdants ? », la sociologue Séverine Chauvel analyse les effets paradoxaux des objectifs chiffrés de la massification.
Depuis plus de trente ans, les politiques d’éducation favorisent l’augmentation du nombre de diplômés bacheliers et étudiants au motif que le diplôme est le meilleur rempart contre le chômage. Dans Course aux diplômes : qui sont les perdants ? (éditions Textuel, 144 pages, 13,90 euros), la sociologue Séverine Chauvel, maître de conférences à l’université Paris-Est Créteil, dénonce les effets pervers de cette surenchère : concurrence entre établissements, persistance des inégalités, discriminations, etc.

Les plus diplômés sont toujours mieux protégés contre le chômage. Où est donc le problème ?

Je ne fais pas un réquisitoire contre les diplômes, qui protègent en effet du chômage. Mais ce que je rappelle dans ce livre, c’est que tout le monde n’est pas égal face à un même diplôme. Sa valeur dépend aussi des ressources internes des diplômés, de la capacité à le valoriser dans un réseau, à se projeter dans un métier ou dans une formation parce qu’on connaît quelqu’un qui l’a déjà fait : bref d’un « capital social » culturel et économique qui détermine, en amont, jusqu’à l’idée même d’accéder à ce diplôme.

Plusieurs études récentes montrent par ailleurs que le diplôme, contrairement à ce qui est souvent affiché, ne fait pas disparaître les discriminations à l’embauche. L’origine sociale et ethno-raciale détermine aussi l’accès à l’emploi, comme le sexe ou la religion supposée. C’est pour cela que je dis que le diplôme est, en France, un « fétiche » paré de toutes les vertus. Et que la course aux diplômes et ses objectifs chiffrés à l’œuvre depuis les années 1980 a des effets ambivalents, des « 80 % d’une classe d’âge au bac » de Jean-Pierre Chevènement, au « 60 % d’une classe d’âge au niveau licence » de François Hollande.

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Quels sont, selon vous, les effets de cette politique chiffrée sur l’école et le travail des enseignants ?

Entre 1985 et 2015, le taux de bacheliers pour une génération est multiplié par deux et demi – il passe de 29 % à 77 %. Cette massification se fait au prix d’une hiérarchie et d’une concurrence très forte entre les établissements et les filières qui délivrent selon les niveaux, des bacs, des licences ou des masters. Ces derniers, bien qu’ils soient tous des diplômes nationaux, ne se valent pas à l’entrée dans la vie active. Résultat : une sélection officieuse et un tri des élèves se font pour l’accès aux filières plus prestigieuses qui délivrent ces diplômes. Et ce sont souvent les plus favorisés qui passent.

Au lycée, ce tri se fait par telle ou telle option ou langue rare qui permet de faire la différence. Dans l’enseignement supérieur, le master est le niveau où l’augmentation des effectifs de diplômés est la plus forte : en 2012, 14 % des sortants du supérieur obtenaient un master, contre 11 % en 2009. On peut aussi se demander si la sélection en master actuellement en discussion au Parlement, solution trouvée face à l’afflux des étudiants, ne risque pas non plus de renforcer la hiérarchie entre les différents masters.

Que manque-t-il pour contrecarrer ces effets pervers ?

Une réflexion sur les conditions d’apprentissages et la transmission des savoirs. Car, in fine, nous assistons à une relégation des savoirs au sein de l’école au profit d’une gestion des flux. A partir d’une enquête sociologique que j’ai menée pendant deux ans dans des collèges de quartiers populaires, j’ai montré aussi que l’on sollicite de plus en plus les enseignants pour accompagner l’orientation des élèves, alors qu’ils ne sont pas formés pour cela ou n’ont pas le temps. C’est le cœur de leur métier qui s’en retrouve touché.

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Il faut donc se poser les bonnes questions. Est-ce que l’école n’est là que pour préparer au monde du travail ? Est-elle responsable ou victime de la crise économique et des forts taux de chômage ? Faut-il former les jeunes aux métiers qui recrutent, ou leur assurer un niveau d’éducation généraliste qui leur permettra de s’adapter au mieux au changement du marché du travail ? L’éducation ne doit pas obligatoirement être rentable tout de suite. L’éducation c’est aussi permettre aux individus de s’émanciper, d’avoir un regard critique, d’acquérir un bagage de connaissances suffisant pour la suite de leur parcours.

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Quels sont les effets de cette course au diplôme sur les élèves et les étudiants, leur rapport à l’école ?

Cette injonction au diplôme, le plus haut possible, créé un sentiment d’injustice très fort pour les élèves de milieux défavorisés. Car ceux qui ont le plus de ressources, le plus d’informations sur les diplômes, les formations qui y mènent, voire le niveau, vont pouvoir faire des parcours prestigieux, fort de leur capital culturel, social et économique qui les y prédispose. Alors que les autres seront mis devant ce miroir aux alouettes qui leur dit : « Vous êtes responsables de votre parcours, c’est vous qui choisissez où vous voulez aller, parmi tous ces diplômes géniaux qui s’offrent à vous. » Alors que cela paraît, ou est véritablement, inatteignable pour eux.

Les premières victimes sont souvent les populations des quartiers populaires et des territoires désertés par les services publics. Touchés plus que les autres par les « difficultés scolaires », ils auraient besoin d’une école centrée sur les apprentissages. Mais, comme déjà dit, ce n’est pas toujours la priorité. Alors même que, comme plusieurs études l’ont montré, ils ont déjà proportionnellement moins d’heure de cours que ceux des quartiers favorisés (absences non remplacées, etc.). Pour eux, c’est la double peine.
Le Monde 03/11/2016