Le Danemark, le pays où le travail est roi

Grâce à la fameuse « flexisécurité », le taux de chômage est tombé à 4,2 % au Danemark. Une situation enviable, qui n’est pas sans créer quelques tensions : le manque de main-d’oeuvre qualifiée justifie de nouvelles exigences à l’égard des chômeurs, et pousse les agences pour l’emploi à se montrer innovantes.

Trouver du personnel qualifié est devenu plus difficile. Le taux de chômage au Danemark est faible : 4,2 %, c’est trois fois rien ! », lance Brian Winther Almind, en reprenant la statistique officielle qui fait autorité dans le pays. Pour ce cadre supérieur de DSV, un des leaders européens dans l’organisation de transport et la logistique, il serait exagéré de parler de pénurie de main-d’oeuvre. On n’en est pas encore au niveau d’avant la crise financière de 2008, lorsque le taux de chômage avoisinait les 2,5 %… Mais on s’en rapproche doucement. Depuis la fin de l’hiver 2013, la courbe ne cesse de baisser.

« C’est une des raisons pour lesquelles nous avons implanté notre nouveau siège social un peu à l’écart », reprend ce grand gaillard, dans l’atrium ultra-lumineux du bâtiment en question, un gros cube bâti à une trentaine de kilomètres à l’ouest de la capitale danoise. « Ici, nous sommes presque à la campagne. C’est plus facile de trouver du monde que dans un rayon plus proche de Copenhague, où les entreprises se disputent tout le personnel disponible. De plus, il y a une université juste à côté d’ici, nous allons recruter des jeunes à la sortie. »

En Europe, le Danemark fait partie d’un club privilégié : celui des pays où le chômage n’est pas une obsession nationale. « Nous préférons ne pas utiliser le terme « plein-emploi », parce que vous trouverez toujours des gens qui sont à la recherche d’un travail », glisse Per Callesen, gouverneur à la Banque du Danemark. « Mais on peut affirmer que le marché du travail danois fonctionne presque à pleine capacité », précise-t-il dans son bureau couvert de lambris, donnant sur un canal de Copenhague. Depuis son siège dessiné dans les années 1960 par le célèbre architecte Arne Jacobsen, la banque centrale a tenu d’ailleurs à alerter l’opinion sur le phénomène. « Pour la première fois depuis la crise financière, le nombre des chômeurs est tombé à un niveau tel qu’une nouvelle baisse mettrait le marché du travail sous pression », constatait-elle dans un rapport trimestriel publié à la mi-septembre.

Pour expliquer cette situation a priori enviable, un mot revient à la bouche des économistes, politiques et autres syndicalistes : « flexisécurité ». Désormais bien connu hors du royaume, ce dispositif repose sur trois piliers : une flexibilité aiguë, qui permet à un employeur d’embaucher et de licencier rapidement pour coller à la conjoncture changeante ; un filet de sécurité fourni par un système de protection sociale plutôt généreux ; et une formation des chômeurs pour leur trouver au plus vite un nouvel emploi. « En résumé, beaucoup de gens perdent leur travail et beaucoup en retrouvent rapidement, sans mal vivre la période intermédiaire, laquelle est de douze à treize semaines en moyenne », pointe Torben M. Andersen, professeur d’économie à l’université d’Aarhus.

Pas de honte à être licencié

Ce « marché » passé entre partenaires sociaux, avec la bénédiction des gouvernements successifs, est entré dans les moeurs des 5,7 millions de Danois. « Il n’y a pas vraiment de honte à être licencié, cela arrive aussi aux voisins et aux collègues », avance Per Callesen à la banque centrale. De plus, la flexisécurité incite les entreprises à embaucher plus facilement. « Je sais qu’en France vous n’avez pas ce système, et c’est dommage », relève Jørgen Tang-Jensen, le directeur général de Velux, leader mondial du marché de la fenêtre de toit. « Il y a beaucoup d’entreprises qui évitent d’engager de nouveaux employés en France parce qu’elles savent que si, pour une raison ou pour une autre, elles doivent s’en séparer, c’est un cauchemar… » ajoute ce dirigeant, dont la filiale française emploie près de 1.000 personnes.

Si la flexisécurité est aussi bien ancrée dans le marché du travail danois, c’est aussi parce que les organisations syndicales la soutiennent dans ses grandes lignes. Et puisqu’elles représentent les deux tiers de la main-d’oeuvre totale, cela facilite les choses lorsqu’il s’agit de dialoguer avec les employeurs. La partition n’est pas gravée dans le marbre. Qu’ils soient de centre droit (comme c’est le cas depuis l’été 2015) ou de centre gauche, les gouvernements successifs introduisent de temps à autre des modifications dans les règles en vigueur.

La tendance générale est à la multiplication des exigences à l’égard des chômeurs et à l’amenuisement progressif du filet de sécurité prévu. Symbolique de cette évolution, la réduction de quatre à deux ans de la période maximale durant laquelle une personne sans emploi peut recevoir des allocations chômage (jusqu’à 90 % du salaire antérieur pour les moins bien payés). Au-delà de deux années sans emploi, c’est un régime nettement plus chiche qui entre en vigueur. « L’effet est garanti. Le chômeur en fin de droits fait alors une croix sur le job de ses rêves pour prendre ce qui est disponible… » observe Lise Bayer, qui dirige une agence pour l’emploi de Copenhague. Adoptée en 2010, la mesure avait été justifiée par la nécessité de faire des économies, alors que le taux de chômage atteignait 6,2 %, son apogée durant la crise. Depuis, la croissance est revenue, même si elle est modeste (de 1 % à 1,5 % par an depuis 2012). Mais pas question pour autant de rallonger la durée des allocations chômage…

Plutôt des bons salaires

Autre exigence accrue : tout demandeur d’emploi est censé désormais accepter un travail dans un rayon correspondant à trois heures de transports en commun, aller-retour. Le gouvernement du libéral Lars Løkke Rasmussen envisage d’étendre cette obligation à tout le territoire, légèrement plus grand que la Suisse. « Pourtant, l’expérience prouve que les employeurs évitent d’embaucher des personnes venant de loin, de peur qu’elles ne les laissent tomber à la première occasion », remarque Anita Vium Jørgensen, une responsable de 3F, syndicat représentant des professions peu qualifiées (chauffeurs, employés de sociétés de nettoyage, d’hôtellerie, etc.).

D’une manière plus générale, regrette-elle, « il n’est pas rare d’entendre encore dire que les chômeurs sont des paresseux prêts à exploiter le système. Et ce, alors même que l’écart se creuse entre le montant des indemnités et ce que gagnent les salariés moyens ». De fait, « le niveau des salaires au Danemark reste globalement assez élevé », note Thomas Søby, économiste en chef à Dansk Metal, le syndicat des métallurgistes. Ici pas de mini-jobs sous-payés à la mode allemande. Certes, le salaire minimum n’existe pas. Mais les conventions collectives négociées par branches aboutissent à des compromis jugés satisfaisants par les partenaires sociaux et qui prennent en compte la lourde fiscalité danoise. « Il y a toutefois des carences dans les secteurs qui font appel à des travailleurs d’Europe de l’Est », surtout l’agriculture, nuance le syndicaliste.

L’âge de la retraite repoussé

Dans un centre de conférences de Copenhague, certains des 1.400 chômeurs réunis ce vendredi-là se demandent s’ils vivent dans le même univers que celui décrit par la banque centrale. « Le plein-emploi ? Laissez-moi rire ! », grince Jeanette Sevelsted, qui cherche un emploi depuis un an et demi. « C’est bon pour les charpentiers ou les informaticiens, mais, pour une ancienne secrétaire de cinquante-neuf ans comme moi, ou d’autres personnes peu qualifiées, c’est une autre histoire… » explique cette brune dans le brouhaha de la pause-café. Derrière des tables, des cabinets-conseils en ressources humaines sont à l’affût des bons CV, des coachs en tout genre guettent le chaland.

A l’origine de cet événement, une association baptisée « Powerjobsøgerne » (Power chercheurs d’emploi). « Dans les agences pour l’emploi, vous rencontrez un consultant pendant une demi-heure, vous suivez une formation souvent surpeuplée et ça ne va pas beaucoup plus loin. Alors que nous recréons l’atmosphère et les rituels d’un lieu de travail pour que nos membres ne perdent pas la main, ils partagent leurs réseaux et nous invitons des entreprises », résume Malene Gregaard Wilsly, la fondatrice, elle-même une ancienne chômeuse.

Les agences pour l’emploi danoises ont l’habitude des critiques. Mais Lise Bayer, qui dirige l’une d’elles à Copenhague, souligne les efforts fournis pour tenter de mieux répondre aux tensions grandissantes sur le marché du travail. « Les agences travaillent de plus en plus directement avec les entreprises. » Dans la sienne, 60 « consultants business » le font à plein-temps, et 150 employés sont en contact avec les chômeurs. « Ces consultants ont pour mission de ramener des entreprises des offres d’emploi qu’elles n’ont pas encore publiées. Et, ce qui est encore plus nouveau, de tenter de prévoir avec elles quels seront les emplois dont elles risquent de manquer demain, afin d’orienter en conséquence les formations des chômeurs. »

Au nom de la Banque du Danemark, Per Callesen rappelle qu’ « il serait utile d’élargir encore le marché du travail » pour éviter une surchauffe, qui se traduirait par des salaires toujours plus élevés et une baisse de la compétitivité danoise. En outre, plus de salariés signifierait aussi plus de rentrées fiscales pour contribuer à l’Etat providence, à l’éducation gratuite, aux programmes de formation des chômeurs, etc.

Message reçu par les gouvernements successifs. Ils cherchent à puiser dans le réservoir d’adultes sans emploi ne figurant pas dans les statistiques du chômage (étudiants, personnes en congé maladie, en préretraite, recevant des pensions d’invalidité, etc.). Et ils reportent peu à peu l’âge du départ à la retraite. Ainsi le gouvernement actuel vient-il de proposer de le faire passer à 67 ans et demi d’ici à 2025, tout en rognant les possibilités de partir en préretraite. Pour être sûrs de ne pas manquer de main-d’oeuvre, bon nombre d’employeurs, eux, voudraient que le pays ouvre davantage ses portes aux travailleurs hautement qualifiés originaires de pays non membres de l’UE. Mais, sur ce point-là, les politiques sont circonspects, soucieux de ne pas amener de l’eau au moulin du Parti du peuple danois, formation islamophobe arrivée deuxième aux dernières législatives.

Antoine Jacob, Les Echos
A Copenhague
Les points à retenir

En Europe, le Danemark fait partie d’un club privilégié : celui des pays connaissant pratiquement le plein-emploi.

Depuis des années, le système danois alliant une grande flexibilité, une protection sociale plutôt généreuse et un effort de formation important est érigé en modèle.

Mais face au manque de main-d’oeuvre, le dispositif devient de plus en plus exigeant à l’égard des chômeurs, incités à reprendre le travail le plus vite possible.

Les Echos 16/11/16