Brut, le média en ligne qui part à la recherche des jeunes

Exclusivement présente sur les réseaux sociaux, la plateforme créée par le producteur Renaud Le Van Kim et le co-créateur de Studio Bagel, Guillaume Lacroix, entend séduire les jeunes avec des vidéos de décryptage, de l’humour et du direct (voire tout en même temps).

C’est une vidéo où l’on voit le candidat François Hollande de 2011 s’entretenir… avec le président François Hollande de 2016 : « Nous sortons d’une présidence qui a fatigué les Français, commence le candidat, et qui a aussi connu l’échec à partir de promesses non tenues. » « Je ne dirais pas cela, lui rétorque le président, ça va mieux. » Et le candidat de se marrer face au président perplexe. Magie du montage… Cette vidéo siglée « Brut. » est apparue sans crier gare sur les réseaux sociaux mercredi 16 novembre, et elle a déjà été vue plus d’un million de fois.

Mais qu’est-ce donc que Brut, qui compte pour l’instant à peine plus de 2 800 likes sur Facebook et un peu plus de mille followers sur Twitter ? Une plateforme lancée « à l’arrache » le 16 novembre, et derrière laquelle se cachent de grosses envies : « A moyen terme, nous visons 30 à 40 millions de vues par mois. » Celui qui l’ambitionne, c’est Guillaume Lacroix, co-créateur de la plateforme mais avant cela l’un des cofondateurs de Studio Bagel, société de production de programmes humoristiques qui a cartonné sur YouTube avant d’être rachetée par Canal+ à prix d’or en 2014. A la base de Brut, il y a aussi son associé Renaud Le Van Kim, grand manitou de la télé à qui l’on doit, entre autres, les lancements de LCI et d’iTélé, la création du Grand journal, ou la production récente de C politique et C dans l’air. Des connaisseurs à la fois du web et des formats d’information.

Brut se veut justement à la croisée de ces usages : « C’est une plateforme en ligne, à destination d’un public jeune, dont le contenu sera disponible sur les réseaux sociaux, explique Le Van Kim. Nous souhaitons accompagner l’actualité société et politique, sans tomber dans la hiérarchie barbare de l’information dictée par les émissions matinales et les unes des quotidiens. » Le producteur use de grands mots mais le projet pourrait se résumer à : ne pas suivre l’actu comme les autres médias, et tenter de s’adapter aux us et coutumes des utilisateurs de smartphones qui papillonnent sur les réseaux sociaux (qui génèrent 70 % de la consommation de l’actu aux Etats-Unis) et autres agrégateur de contenus.

De l’aveu même de la paire, qui pilote le projet depuis sa société Together Media, d’autres se sont déjà lancés sur ce créneau, comme Buzzfeed (l’un des leaders aux Etats-Unis de l’information à destination d’un public de « millennials », les 20-35 ans), ou AJ+, déclinaison d’Al Jazeera, qui produit des vidéos d’actu brèves et muettes à destination des réseaux sociaux (2,2 milliards de vues en 2015). Mais en France, il y a encore une place à prendre.

Le live, pierre angulaire

Pour occuper cette place, Brut reconnaît ne pas avoir beaucoup de moyens financiers (le projet est financé via des partenariats commerciaux avec les réseaux sociaux et les deniers de Together Media, en attendant un « gros média, encore en négociation, pour le relais »), mais compte plutôt sur l’investissement de ses équipes – une vingtaine de personnes – pour nourrir les quatre axes que se sont fixés les deux producteurs : du décryptage, promis « sérieux et décalé », et assuré par Laurent Lucas, ancien historique du Petit journal, période Barthès ; de l’humour, avec les services de rigolos venus de la radio, de la télé et de YouTube ; un côté sociologique, voulu comme « une radioscopie des jeunes dans la société française » (les créateurs citent Raymond Depardon et son film Les Habitants) ; mais aussi du live, nouvelle pratique en plein boum.

C’est Rémy Buisine, néo-vedette du journalisme sur Periscope (l’outil de direct vidéo de Twitter), s’étant fait connaître par son travail sur le mouvement Nuit debout, qui est chargé de ce dernier aspect. Lors de la journée de lancement de Brut, le jeune journaliste est allé couvrir l’annonce de la candidature d’Emmanuel Macron. Le lendemain, il était dans les coulisses du débat de la primaire. Des sujets très couverts par les autres médias, en somme. « Parfois, l’actu dicte aussi nos choix », reconnaît Le Van Kim. Si la vidéo sur Emmanuel Macron est ce qu’elle est – un live d’une qualité discutable –, elle a au moins l’avantage de présenter l’envers du décor d’un tel (non-)événement, avec l’absurdité de la cohorte de journalistes qui va de pair et en bonus, l’évacuation d’un mécontent filmé dès les premières secondes. « Le live est chez nous très important car Rémy développe une interaction directe avec les personnes qu’il rencontre sur le terrain, défend le producteur de 58 ans. Il peut ainsi faire remonter le pouls de la France. Nous avons les pieds dans le concret. »

Ce que n’auraient pas les autres médias qui peuvent parler aussi aux jeunes ? « Lors des manifestations violentes contre la loi travail, raconte fièrement Guillaume Lacroix, les journalistes des chaînes d’info étaient en duplex depuis des appartements privés au-dessus. Le nôtre était chargé par les CRS et à proximité des cocktails Molotov. Ce n’est pas un hasard si ses vidéos ont été reprises par certains JT avec le logo Brut, alors qu’on n’existait pas encore. On ne dicte pas à nos journalistes ce qu’ils savent faire. »

Brut revendique d’ailleurs cette liberté donnée à ses producteurs de contenus : « La ligne édito de Brut, c’est qu’il n’y en a pas, se vante Renaud Le Van Kim. Dans une rédaction traditionnelle, on va décider quoi traiter. Chez nous, on fédère des talents autonomes qui prennent des décisions. Ça nous est arrivé de vouloir envoyer Rémy sur un événement alors qu’il était déjà sur place, de sa propre initiative ! » Reste qu’à la fin, il y a bien quelqu’un qui arbitre : « Il y a tout de même une coordination éditoriale, chapeautée par Laurent Lucas et Mathias Hillion, rédacteur en chef de C Politique. » Chassez le naturel…

Mais le fonctionnement interne, tout comme les formats, serait loin des émissions qu’ils produisent, et même des autres nouveaux médias destinés aux vingtenaires : « Nous produisons trois émissions d’actualité pour la télévision qui fonctionnent comme des rédactions traditionnelles : elles anticipent, choisissent, commandent, produisent, rendent compte. On a envie d’être radicaux dans le fond et dans la forme, ne pas faire de télé sur le web. AJ+, par exemple, est encore trop proche du format JT, qui n’a pas bougé depuis mon passage à Cognacq-Jay », ironise RLVK.

Dans les quelques vidéos déjà mises en ligne, on trouve effectivement un peu de tout : une interview du prof de tennis de Macron – toujours lui –, une parodie de la primaire de droite façon La France a un incroyable talent, et des vidéos pédagogiques. « Gagne-t-on plus avec le SMIC qu’avec le RSA ? », demande l’une d’entre elles, plutôt réussie. Bref, de quoi séduire un public volatile.

Télérama 22/11/2016