Un retour de la politisation des Français

Malgré la défiance qui les taraude, plus de 4 millions de personnes se sont rendues aux urnes. Cette primaire de la droite ouvre la voie à un nouveau type de participation, avec notamment le modèle de l’électeur stratège.

L’ampleur de la mobilisation à la primaire de la droite et du centre a confirmé le besoin des Français de dire leur mot et d’intervenir dans les choix et les décisions engageant le pays. Presque 4 300 000 électeurs au premier tour et un peu plus encore au second tour, soit environ 10 % du corps électoral, se sont déplacés. C’est nettement plus que la mobilisation suscitée par la primaire citoyenne de l’automne 2011, dont le succès avait pourtant déjà surpris. Cette mobilisation fait oublier l’abstention qui s’est pourtant exprimée avec force lors de tous les scrutins intermédiaires depuis l’élection présidentielle de 2012.

En temps de crise aiguë de la représentation politique, et face à l’incapacité des partis politiques à produire des candidats consensuels et légitimes, les Français ont pu saisir l’occasion qui leur était donnée de désigner directement, sans la médiation des appareils, l’un des principaux candidats qui sera en lice pour la compétition présidentielle. Ils ont été interpellés et intéressés par ce nouveau dispositif venant réguler la vie politique de leur pays. Plus de 8 millions d’entre eux ont suivi le débat entre Alain Juppé et François Fillon entre les deux tours, et pour près d’un tiers, ce fut le premier sujet de conversation avec leurs proches. C’est le signe d’une politisation des Français qui, malgré la défiance politique qui les taraude, ne faiblit pas et ne désinvestit pas l’espace public. Ce retour de la politisation peut prendre les allures d’une politisation défiante vis-à-vis des scénarios les mieux établis. La «surprise Fillon» obéit en partie à cette logique.

La primaire ouverte, à mi-chemin de la démocratie représentative et de cette démocratie d’opinion galopante dont les sondages n’arrivent plus à être les seuls arbitres, ouvre la voie à un nouveau type de participation électorale, où se sont fait d’abord entendre les voix d’un peuple de droite et du centre remobilisé. Mais les électeurs de gauche, du Front national (FN), ou ceux qui ne se reconnaissent proches d’aucun parti, ont représenté 30 % des suffrages exprimés au premier tour. Ce seul chiffre indique que ce nouveau dispositif fait l’objet d’instrumentalisations révélatrices des demandes comme des attentes de citoyens devenus de plus en plus exigeants en matière de démocratie et de plus en plus critiques envers les politiques.

Le succès du dispositif de la primaire ouverte est d’abord la confirmation de l’attractivité du modèle de la démocratie participative, consacrant l’intervention directe des citoyens en amont des processus de désignation de la représentation politique institutionnalisée. Il permet aux citoyens de faire un pas de côté tout en restant dans le jeu institutionnel, de conjuguer les vertus de la démocratie directe aux nécessités de la représentation. Mais il montre aussi l’importance prise par le modèle de l’électeur stratège. En se donnant la possibilité de se mêler des affaires internes à une autre famille politique que la sienne, en n’hésitant pas à franchir la sacro-sainte barrière gauche – droite mais de façon rationalisée et donc légitime, ou en votant pour un candidat dans le seul but d’en éliminer un autre, l’électeur veut s’exprimer indépendamment de ses convictions. Enfin, il signe la mise en acte de la démocratie d’opinion avec tous les risques que cela comporte, notamment les effets produits par l’incroyable versatilité de l’opinion entraînant dans des laps de temps très courts des retournements saisissants : le dévissage de Nicolas Sarkozy, la quasi-disparition de Bruno Le Maire, le désamour pour Alain Juppé et l’engouement pour François Fillon. L’électeur d’aujourd’hui est à la fois plus réflexif et plus imprévisible, au nom même de sa volonté croissante de peser, quelle qu’en soit la manière, sur l’élection.

Mais si cette primaire invite à reconsidérer les nouvelles logiques du comportement électoral et les usages démocratiques contemporains, et si, de fait, elles ont abouti à la désignation d’un candidat inattendu il y a encore quelques semaines, elles ne doivent pas pour autant donner une vision tronquée du pays et des choix plus ou moins prévisibles de son corps électoral. Ce n’est pas l’élection présidentielle qui s’est jouée. Ni non plus un sondage grandeur nature de l’état politique de la France. Et tout au long d’une campagne médiatique menée avec entrain cela a pu être oublié. Tout le monde n’est pas allé voter. Les jeunes mais aussi les catégories populaires sont restés en retrait. Les plus âgés et les retraités ont eu la part belle. Par ailleurs, l’offre politique à partir de laquelle se fera la compétition pour la présidentielle n’est pas stabilisée. L’on ne sait rien de ce qui va se jouer pour définir ce que sera l’offre de la gauche. Rien de l’incidence d’événements pouvant intervenir d’ici le printemps prochain. Rien de ce que sera la campagne.

Pour que le candidat des Républicains soit le prochain président de la République il devra engranger les voix d’au moins quatorze millions d’électeurs supplémentaires. Même si la logique comme le désir d’alternance jouent en sa faveur, cela reste un défi à relever. La primaire ouverte de la gauche sera l’occasion d’une nouvelle mobilisation et d’une autre configuration politique. Permettra-t-elle à la famille de la gauche de gouvernement de trouver la voie d’une reconstruction possible portée par un candidat rassembleur ? Le jeu apparaît incertain et le temps compté.

Par Anne Muxel Directrice de recherches au Cevipof (CNRS/Sciences-Po)

Libération 29/11/2016