Injustices, inégalités… Que signifie grandir dans un quartier socialement disqualifié ?

Les enfants et les adolescents des quartiers prioritaires cumulent les inégalités. C’est l’une des conclusions d’une vaste étude de l’Unicef qui s’est intéressée aux conditions de vie de près de 22.000 enfants entre octobre 2015 et juin 2016. Que signifie grandir dans une zone socialement disqualifiée ? Décryptage du sociologue Serge Paugam, qui a mené cette enquête.

Dans « Le pain des rêves », ouvrage paru en 1942, l’écrivain Louis Guilloux, originaire de Saint-Brieuc, nous livre un récit autobiographique de son enfance dans un quartier populaire de mauvaise réputation.

 

« Nous habitions, disait-il, la rue des ‘Maisons’, nous participions à tout ce qui se faisait de louche et de malhonnête, nous étions les frères d’une société secrète, la société des voyous de la rue du Tonneau. J’en étais un, je le savais. On me l’avait dit plus d’un coup, parfois assez durement pour me faire comprendre que je n’avais qu’à retourner d’où je venais et rejoindre mes ‘pareils’, ce qui n’allait que trop de soi, puisque, là où de telles rebuffades  m’étaient faites, je ne trouvais pas mes ‘semblables’. »

 

Lorsqu’il publie ce livre, Louis Guilloux a 42 ans, ses souvenirs remontent donc au début du XXe siècle. Les quartiers populaires de l’époque sont avant tout des quartiers ouvriers qu’une frontière de classe sépare de façon radicale des autres quartiers de la ville. Un siècle plus tard, les quartiers populaires sont des quartiers de grand ensemble, des quartiers d’habitat social parmi lesquels se trouvent ceux que l’on appelle « prioritaires » au sens de la politique de la ville, terminologie qui a remplacé ce que l’on appelait auparavant les ZUS (zones urbaines sensibles).

 

En dépit des différences en termes d’habitat et de conditions de vie, les jeunes qui y vivent font-ils aujourd’hui encore le même type d’expériences que le célèbre écrivain ?

 

Combler un vide concernant l’opinion des enfants

 

Pour le savoir, nous pouvons nous appuyer sur les résultats de la récente consultation nationale que l’Unicef a menée auprès des enfants et adolescents de 6 à 18 ans et sur le rapport que j’ai eu le plaisir de rédiger [1].

 

Cette initiative vise à combler un vide en matière de connaissance. Les informations disponibles à un niveau national sur l’opinion des enfants et des adolescents sur tout ce qui peut concerner leur vie quotidienne sont très rares. La connaissance des enfants est aussi le plus souvent acquise par l’avis des adultes qui en ont la charge. Partir de ce que pensent directement les enfants constitue donc une réelle avancée. Cette consultation correspond à un véritable défi méthodologique (voir encadré).

 

Que signifie grandir dans un quartier socialement disqualifié ?

 

Pour la première fois, il a été possible de comparer les expériences vécues des enfants et adolescents selon le lieu d’habitation et, partant, de mieux comprendre les difficultés spécifiques de ceux qui vivent dans des quartiers défavorisés.

 

Autrement dit, cette consultation permet d’analyser de façon approfondie ce que signifie pour ces jeunes grandir dans un quartier où se concentrent des ménages fortement touchés par un cumul de handicaps, aussi bien des difficultés sur le marché de l »emploi (chômage et précarité professionnelle), des difficultés économiques (faiblesse du revenu, nécessité permanente de réduire la consommation, de fréquenter les services sociaux ou les restos du cœur pour obtenir des aides), que des difficultés face à l’épreuve de la discrimination.

 

Que signifie grandir dans un quartier de mauvaise réputation, un quartier socialement disqualifié que l’on montre du doigt et dont on peut quelquefois avoir honte ? Que signifie grandir dans un quartier où l’on détruit des tours et des barres dont la plupart ont une ancienneté à peine supérieure à 50 ans ?

 

Le poids des inégalités, particulièrement lourd dans ces quartiers

 

L’analyse a conduit à distinguer plusieurs types de privation : la privation matérielle, la privation préjudiciable à l’accès aux savoirs, la privation préjudiciable à la santé, la privation de sociabilité amicale, la privation d’activités.

 

Un des résultats importants a été de constater que ces privations, de nature différente, ne se compensent pas vraiment l’une l’autre dans les quartiers défavorisés, mais, qu’au contraire, elles ont tendance à se cumuler.

 

Le poids des inégalités est donc particulièrement lourd dans ces quartiers car les enfants et adolescents qui y vivent ne disposent pas, loin s’en faut, des mêmes chances que les autres. Grandir dans un quartier prioritaire de la ville est en cela en lui-même un marqueur social qui a des incidences non négligeables sur le risque de connaître, en dehors du quartier, de nombreuses difficultés d’intégration à la société.

 

Les inégalités en termes de privation se répercutent sur d’autres dimensions de la vie quotidienne des enfants et adolescents. Elles aggravent en effet le risque de discrimination ethnique ou religieuse à l’école ou dans le quartier, mais aussi le risque de harcèlement à l’école, sur internet ou dans le quartier.

 

Le cumul des handicaps et de la dévalorisation de soi

 

Les enfants et adolescents des quartiers prioritaires de la ville connaissent précocement l’épreuve du cumul des handicaps et de la dévalorisation de soi.

 

Cette épreuve commence à l’école par l’angoisse de ne pas réussir, mais aussi par la crainte des adultes.

 

Un résultat mérite toute notre attention : les enfants ou adolescents privés d’activités extrascolaires ont près de quatre fois plus de risque d’être angoissés de ne pas réussir à l’école. Ces activités jouent, on le sait, un rôle essentiel dans l’épanouissement personnel et la confiance en soi.

 

Être intégré, c’est trouver sa place et son utilité dans la vie sociale en étant reconnu et valorisé par des aptitudes, des goûts et des compétences qui nécessitent des apprentissages et des efforts personnels dans des domaines variés. Or, ces activités sont pratiquées de façon très inégale selon le milieu social et le type de quartier. Elles contribuent aussi à accroître les inégalités scolaires.

 

Des enfants qui grandissent en intériorisant l’idée de l’injustice

 

Il est frappant de constater que le sentiment des enfants et adolescents que leurs droits sont respectés dans leur quartier ou leur ville est très variable d’un quartier à l’autre. Ceux qui vivent en quartier prioritaire ont plus de deux fois plus de risque de pas éprouver ce sentiment par rapport à ceux qui vivent en centre-ville.

 

Ce résultat confirme que les conditions de l’apprentissage de la citoyenneté et de l’égalité face aux droits ne sont pas réunies dans tous les quartiers. Certains enfants et adolescents intériorisent très tôt le sentiment d’être dévalorisés, peu respectés par les institutions, notamment l’école. Ils grandissent en ayant intériorisés l’idée de l’injustice.

 

Il est vrai qu’ils vivent dans des quartiers qui présentent de nombreux signes de stigmatisation. Ils sont 20% à reconnaître que leur quartier a mauvaise réputation, 23% que leur quartier est sale. 12% d’entre eux s’y sentent en insécurité et près de 14% considèrent que des armes y circulent.

 

Ces pourcentages sont significativement plus élevés dans les quartiers prioritaires de la ville que dans les autres quartiers.

 

Des quartiers pas dépourvus de ressources, au contraire

 

Si les enfants et les adolescents qui y vivent ressentent de façon aussi forte la disqualification sociale de leur quartier, on aurait tort toutefois de s’arrêter à cette image négative.

 

En effet, les résultats de la consultation conduisent à souligner que la réalité est plus complexe. Il apparaît également, de façon très nette, que ce type de quartier n’est pas dépourvu de ressources. Ces dernières sont souvent invisibles de l’extérieur.

 

Un regard rapide sur la physionomie de ces quartiers ne permet pas de les discerner et les statistiques du recensement ou les données administratives disponibles ne sont pas non plus appropriées pour les appréhender, ni même pour faire l’hypothèse de leur existence. Ces ressources relèvent avant tout des expériences vécues dans ces quartiers, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être exprimées que par les habitants eux-mêmes, a fortiori les enfants et adolescents, à condition d’aborder avec eux ce qu’ils vivent dans leur vie sociale et dans la sphère privée.

 

Les supports de proximité, une forme de résistance à la pauvreté

 

Nous avons distingué les ressources de proximité et les ressources affectives. Il est frappant de constater tout d’abord que les enfants et adolescents de ces quartiers défavorisés sont proportionnellement – et de façon statistiquement significative – plus nombreux que ceux des autres quartiers à reconnaître qu’ils ont de la famille (en dehors des membres de leur ménage) dans le quartier, mais aussi qu’ils ont de bonnes relations avec leurs voisins, qu’ils peuvent y être facilement secourus en cas de danger et qu’ils y trouvent enfin tout ce dont ils ont besoin en termes de commerces et de services.

 

Autrement dit, tous les supports élémentaires de proximité semblent être davantage réunis dans ces quartiers que dans les autres. Ils constituent en eux-mêmes une forme de résistance à la pauvreté quotidienne et la disqualification sociale du quartier que les enfants et adolescents ont parfaitement intériorisé.

 

À défaut d’être bien intégrés à l’école et dans les structures externes au quartier, en particulier lorsqu’ils sont en présence de groupes dont ils mesurent la supériorité sociale, ils savent pouvoir trouver dans leur quartier une sorte de refuge, même si celui-ci présente tous les signes de disqualification sociale. On retrouve ici bien ici l’expérience de Louis Guilloux. Le processus de recherche de compensation parmi ses « semblables » est identique.

 

Des liens affectifs plus significatifs dans les quartiers prioritaires

 

Il en va de même pour les ressources affectives. Les enfants et adolescents des quartiers prioritaires de la ville sont proportionnellement et toujours de façon statistiquement significative, plus nombreux que ceux des autres quartiers à se sentir valorisés par leurs amis, mais aussi par leur père et leur mère.

 

Tout se passe comme si l’essentiel de la reconnaissance sociale indispensable à leur équilibre psychologique passait par la sphère des proches, ceux auprès de qui ils se sentent en confiance et valorisés. Comme ces enfants et adolescents se sentent souvent en insécurité et dévalorisés à l’école, ils attendent auprès des personnes, avec qui ils partagent les mêmes habitudes dans leur quartier, une compensation affective.

 

Le lien de filiation et le lien électif (avec des amis) constituent en cela des ressources, non seulement potentiellement matérielles, mais surtout psychologiques à partir desquelles ils construisent leur personnalité et leur identité sociale.

 

Ces résultats conduisent aussi à remettre en question l’image négative et stigmatisante des parents de ces quartiers, que l’on considère parfois irresponsables et incapables de pourvoir à l’éducation de leurs enfants. Force est de constater pourtant qu’ils constituent pour ces derniers des piliers indispensables à leur épanouissement.

 

Une revalorisation qui passe par un changement de regard

 

Les résultats de cette consultation contribuent à réfléchir sur les moyens d’intervention dans ces quartiers défavorisés. La revalorisation passe en grande partie par le changement du regard que l’on porte sur eux.

 

Des actions pour développer les activités en dehors de l’école et les rendre plus accessibles aux enfants et adolescents de ces quartiers contribueraient à renforcer la confiance en eux-mêmes et à mieux les préparer à la réussite scolaire.

 

La revalorisation passe aussi par le renforcement du lien entre l’école et le quartier, ce qui implique de rechercher les conditions optimales pour valoriser les parents dans leur rôle éducatif.

 

Autrement dit, tout ce qui peut conduire à réduire la distance entre l’univers scolaire et l’univers domestique, mais aussi la distance entre la vie du quartier et la vie de la cité, contribue à lutter contre les formes contemporaines de la disqualification sociale.

 

 

 

Encadré méthodologique

 

Interroger des enfants implique un dispositif tout à fait spécifique. Il ne s’agit pas d’une enquête classique réalisée auprès d’un échantillon tirée de façon aléatoire dans une base de sondage représentative. On imagine la difficulté qu’aurait entraîné le tirage d’un tel échantillon et la difficulté non moindre de joindre ces enfants au domicile et avec le consentement de leurs parents. La démarche de l’Unicef France n’était pas de s’assurer de la représentativité parfaite des jeunes concernés, mais de rechercher la plus grande significativité statistique possible en diversifiant au maximum les lieux de la consultation et en contrôlant de façon précise les conditions de sa réalisation. Aussi, la consultation a été déployée sur le territoire français dans 68 villes, notamment dans des écoles ou centres de loisirs. Ces lieux sont répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain et représentent une très grande diversité en termes de taille, de caractéristiques sociodémographiques, de tissu économique et d’orientation politique. La sélection préalable de ces territoires s’est faite pour respecter cette diversité. Au total 21.930 enfants ou adolescents ont participé à cette consultation, ce qui constitue évidemment un effectif significatif d’autant qu’il a été atteint, comme nous l’avons dit, à partir d’une très grande diversité de zones géographiques. Le parti a été pris dans cette consultation de recueillir suffisamment de réponses dans les quartiers prioritaires pour permettre une comparaison avec les autres quartiers. Il a fallu pour cela mobiliser des enseignants, des éducateurs et des animateurs dans les écoles, les centres sociaux ou de loisirs de ces quartiers pour susciter l’intérêt des enfants ou adolescents de participer à cette expérience et, le cas échéant, les aider, notamment les plus jeunes, à bien comprendre les questions posées et à remplir le questionnaire. Le résultat de cette collecte a été très satisfaisant puisque sur les 13.881 réponses pour lesquelles le type de quartier a pu être clairement identifié, 1.391 correspondent à des quartiers prioritaires, soit 10% environ. Ces données sont, à ce titre, exceptionnelles parce que jamais collectées jusqu’à présent.

 

[1] « Grandir en France : le lieu de vie comme marqueur social », Consultation nationale des 6-18 ans 2016, Unicef-France.

L’Obs 30/11/2016