A l’école du cerveau

Mieux apprendre à lire ou à compter grâce aux progrès des neurosciences, c’est possible. Mais, concrètement, comment passer de la blouse blanche au tableau noir  ?

Son aventure a fait couler beaucoup d’encre. Entre 2011 et 2014, l’institutrice Céline Alvarez a testé des méthodes pédagogiques s’inspirant des découvertes récentes sur le cerveau auprès d’élèves d’une école maternelle de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) classée réseau d’éducation prioritaire.

Ce projet braque alors le projecteur sur un concept qui peine à se frayer un chemin dans les établissements : la « neuroéducation » – ou comment améliorer les méthodes d’enseignement en s’appuyant sur les mécanismes cérébraux d’apprentissage décrits par les neurosciences et la psychologie cognitive.

Mais Céline Alvarez, qui rêvait de la révolution pédagogique défendue dans son ouvrage Les Lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 448 pages, 22 euros), n’aura pas réussi à convaincre l’éducation nationale. Et, par-delà les polémiques qui ont suivi sa démission, une question reste : pourquoi de telles recherches – sans y voir une solution magique – n’essaiment-elles pas davantage au sein de l’institution scolaire ?

Ce n’est pourtant pas faute d’engouement. Sur le papier, les neurosciences séduisent. « On a de plus en plus de contacts avec des profs qui nous demandent d’intervenir dans leurs classes », indique Jérôme Prado, chargé de recherche au CNRS. D’ailleurs, le numéro que la revue Les Cahiers pédagogiques a consacré au sujet en février s’est mieux vendu que les autres : un premier tirage de 5 000 exemplaires a vite été épuisé.

« J’ai téléchargé les vingt-deux derniers mémoires professionnels sur la lecture de candidats au poste de professeur des écoles provenant de la banque d’archives ­Dumas du CNRS. Or, treize d’entre eux possèdent une bibliographie orientée vers des questions de cognition ou de psychologie cognitive. C’est très partiel, mais cela donne une idée de l’intérêt suscité par ces dernières », ajoute Sylvie Plane, professeure émérite de sciences du langage et vice-présidente du Conseil supérieur des programmes.

« Une incitation institutionnelle » existe

Du côté du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, ce domaine ne laisse pas non plus indifférent. En 2012 et 2014, la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) a organisé deux colloques avec Stanislas Dehaene, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale au Collège de France, respectivement intitulés « Sciences cognitives et éducation » et « L’apport des sciences cognitives à l’école : quelle formation des enseignants ? ».

En outre, la ministre Najat Vallaud-Belkacem a inauguré, en 2015, les Instituts Carnot de l’éducation, qui visent à développer des innovations pédagogiques adossées à la recherche.

« Ce dispositif est le signe d’une incitation institutionnelle », estime Sylvie Plane. Parmi les premiers projets retenus, « Développement cognitif et éducation Montessori : une étude longitudinale randomisée contrôlée avec des enfants de milieu défavorisé à la maternelle », porté par le Centre de neuroscience cognitive.

Cerise sur le gâteau, les neurosciences se sont même invitées dans la campagne présidentielle par la voix du vainqueur de la primaire de la droite, le député (Les Républicains, LR) de Paris François Fillon : dans son programme sur l’école, il insiste sur l’apport de cette discipline pour « aider les élèves en difficulté ».

« La neuroéducation soulève plus d’interrogations qu’elle ne propose de solutions concrètes », explique Marie Gaussel, chargée d’études à l’Institut français de l’éducation

Mais, pour le moment, les professeurs qui se servent des découvertes sur le cerveau sont encore peu nombreux. D’abord parce que passer de la blouse blanche au tableau noir n’est pas évident, étant donné l’état d’avancement de la recherche.

« Il nous est difficile d’être prescriptifs alors que notre compréhension du cerveau est encore rudimentaire. Nos appareils de mesure pour les êtres humains possèdent des limites techniques : comme ils sont non invasifs, les données qu’ils fournissent sont imprécises », explique Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l’Inserm.

Les neurosciences sont une discipline jeune, comparée à la physique ou à la chimie. Et la plupart des expérimentations en cours visent à conforter de simples hypothèses. ­Jérôme Prado, par exemple, a mis au point des tests standardisés pour vérifier in vivo le lien entre sens de l’espace et apprentissage des mathématiques. Pas de quoi, pour l’heure, en tirer des conseils pratiques.

Pas de boîte à outils

En toute logique, les scientifiques ont donc tendance à freiner les ardeurs de ceux qui voudraient croire à la recette miracle… et à décourager les enseignants en quête d’une boîte à outils. « Quand les neurosciences et la psychologie cognitive se sont mariées avec l’enseignement, cela a suscité beaucoup d’enthousiasme. Et automatiquement, on est passé de “comment on apprend” à “comment on enseigne”. Or c’est un raccourci. Que dit-on à l’enseignant ? Comment le forme-t-on ? Au fond, il ne sait pas comment procéder concrètement devant une classe, souligne Marie Gaussel, chargée d’études au service Veille et analyses de l’Institut français de l’éducation. Freinet et Montessori donnaient des tas d’exemples. Ce n’est pas le cas de la neuroéducation, qui soulève plus d’interrogations qu’elle ne propose de solutions concrètes. »

Une chose est sûre, neuroscientifiques et professeurs ne parlent pas la même langue. Du coup, le rapport entre eux vire souvent au dialogue de sourds. « L’enseignant veut qu’on lui délivre quelques principes de base avec lesquels il puisse se débrouiller, alors que le chercheur pense qu’on exige de lui des techniques à l’efficacité scientifiquement démontrée », résume Jean-Philippe Lachaux.

« Nos philosophies sont différentes, abonde Jérôme Prado. L’enseignant n’est pas très réceptif à l’idée de mesurer l’effet d’une technique selon des protocoles précis. »

Aux enseignants en quête de conseils pratiques, nombre de chercheurs répondent donc qu’ils n’en sont pas là dans leurs travaux. « Une technique, c’est comme un médicament : je veux être sûr qu’elle marche », plaide Jérôme Prado. C’est à ses yeux la condition sine qua non pour délivrer des prescriptions.

« Les scientifiques veulent transférer dans les classes leurs protocoles de laboratoire. Nous, on travaille sur de l’humain. On a du mal à leur faire comprendre que, si on a des effets positifs dans plusieurs établissements au bout de deux ou trois ans, on peut valider un dispositif en pédagogie », rétorque Nicole Bouin, ancienne professeure de lettres-histoire en lycée professionnel, aujourd’hui formatrice d’enseignants et de personnels éducatifs.

L’effort des neuroscientifiques

Ce malentendu n’est pourtant pas insurmontable. Certains chercheurs mettent la main à la pâte, à l’image de Stanislas Dehaene, qui dresse une liste de principes éducatifs dans l’ouvrage collectif Apprendre à lire. Des sciences cognitives à la salle de classe (Odile Jacob, 2011). Il préconise notamment d’insister sur la compréhension des syllabes et d’associer l’écriture à la lecture.

Olivier Houdé, professeur de psychologie du développement à l’université ­Paris-Descartes, explique pour sa part la nécessité d’inhiber certains automatismes, c’est-à-dire de bloquer les mauvaises réponses naturelles : l’idée qu’un demi (1/2) est plus petit qu’un tiers (1/3), ou la tentation de mettre un « s » à « mange » dans la phrase « Il les mange ».

Quant à Jean-Philippe Lachaux, il dirige depuis deux ans le projet « Attentif à l’école » (ATOL). Dans ce cadre, il a mis au point des exercices pratiques pour aider les enfants et les adolescents à résister aux distractions et à développer leur capacité d’attention. Il vient par ailleurs de publier une bande dessinée, Les Petites Bulles de l’attention. Se concentrer dans un monde de distractions (Odile Jacob, 120 pages, 14,90 euros), à destination du grand public.

« L’enseignant veut qu’on lui délivre quelques principes de base avec lesquels il puisse se débrouiller, alors que le chercheur pense qu’on exige de lui des techniques à l’efficacité démontrée », résume le chercheur Jean-Philippe Lachaux

Dans un autre registre, le Bureau international d’éducation à l’Unesco a invité pendant trois mois des scientifiques, recrutés sur appel à projets, afin qu’ils traduisent les recherches en neurosciences pour le commun des mortels.

« Cela demande aux neuroscientifiques de sortir de leur zone de confort. Les pédagogues, voire les enseignants pourront lire leurs rapports et en extraire des informations pertinentes », explique Jérôme Prado, qui fait partie des chercheurs invités. Sur Internet, on voit aussi apparaître du matériel pédagogique, comme par exemple des conférences filmées.

Des outils existent, donc. Et certains enseignants chevronnés s’en inspirent. « Alors qu’on pensait qu’il fallait laisser les élèves tâtonner, les neurosciences réhabilitent la pédagogie de l’imitation. Quand on regarde quelqu’un agir, cela active dans notre cerveau les mêmes neurones que ceux de cette personne. Ce genre de découverte doit nous amener à modifier nos pratiques, nos consignes, l’organisation de nos cours », estime Nicole Bouin. Mais, pour permettre au plus grand nombre de se saisir de telles avancées, il manque un chaînon : l’intermédiaire capable de faire le lien entre le laboratoire et la classe.

De rares formateurs spécialisés

« Qui peut s’en charger ? C’est la grande question », reconnaît Jérôme Prado. Le chercheur en science de l’éducation ? Le neuroscientifique ? Le psychologue ? « Une des premières difficultés, c’est que les enseignants qui seraient intéressés ne savent pas du tout à qui s’adresser », observe Muriel Epstein, professeure de mathématiques et docteure en sociologie.

C’est pour répondre à cette lacune qu’avec Pascale Haag, une collègue psychologue et maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, elle a monté à titre expérimental la plate-forme ­Action éducative recherche expérimentation (AERE), qui met en contact les chercheurs et les enseignants.

Et elle s’est très vite rendu compte qu’elle-même ne savait pas bien qui contacter : « Je cherchais des interlocuteurs capables de nous expliquer comment mieux mémoriser. Les neuroscientifiques que j’ai joints m’ont demandé si je voulais faire passer des IRM aux élèves pour voir quelle partie de leur cerveau s’active ! », se rappelle-t-elle. Ils l’ont renvoyée vers des psychologues qui développent des techniques appuyées sur les neurosciences. Si les enseignants sont enthousiastes, les deux femmes ont du mal à motiver les chercheurs.

Quant aux formateurs spécialisés, c’est encore une denrée rare. « Les neurosciences, on en parle beaucoup, mais pour que cet intérêt se traduise en termes de changement, il faudrait accompagner les enseignants. Or sur le terrain, il existe très peu de formateurs comme moi », affirme Jean-Luc Berthier, qui pilote une équipe de formation de quatre personnes habilitées par les académies de Versailles et de Créteil, et conduit des recherches-actions dans des classes. En quatre ans, ce groupe « Sciences cognitives. Comment changer l’école » a rencontré environ 10 000 enseignants et personnels d’encadrement.

Force d’inertie de l’éducation nationale

La faculté d’éducation de l’université catholique de l’Ouest (UCO) d’Angers est pour l’instant la seule université française à proposer un diplôme universitaire (DU) « neurosciences et apprentissages tout au long de la vie », capable de répondre à cette demande.

On peut trouver une offre similaire à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation de Lyon, où les jeunes recrues de l’enseignement peuvent valider un DU en « neuropsychologie, éducation et pédagogie ».

« L’idéal serait de créer une nouvelle discipline, les neurosciences de l’éducation, qui fournisse des bases en neurobiologie, en pédagogie et en didactique. Les étudiants pourraient aller jusqu’au doctorat », préconise Pascale Toscani, maître de conférences en neurosciences éducatives à l’UCO.

Quoi qu’il en soit, il faut savoir s’armer de patience pour changer les routines. « Seulement 10 % des enseignants environ modifient leurs pratiques à partir de nos formations, de notre site et des documents que nous laissons après nos interventions », assure Jean-Luc Berthier.

« L’intégration de l’apport des neurosciences dans son enseignement peut être vécue comme une découverte ou comme une véritable angoisse, confirme Martine Pascal, inspectrice de l’éducation nationale chargée de piloter le groupe « Ressources en neurosciences » dans l’académie d’Aix-Marseille. Cela révèle une peur de remettre en question sa pédagogie, un attachement aux habitudes, l’impression que l’expérimentation nécessite un surcroît de travail alors même qu’un nouveau programme vient d’être instauré… » Certes. Mais la force d’inertie de l’institution a aussi sa part de responsabilité.

Méfiance envers les initiatives individuelles

Ainsi Eric Gaspar reproche-t-il à l’éducation nationale de lui mettre des bâtons dans les roues. Sans demander l’autorisation de sa hiérarchie, ce professeur de mathématiques d’un lycée de Lattes (Hérault) a créé Neurosup, un programme de neuroéducation, et déposé la marque à l’Institut national de la propriété industrielle.

Il anime un site Internet consacré à son projet, a publié le livre Explose ton score au collège. Le cerveau et ses astuces… Réussir, c’est facile ! (Belin, 2015), à destination du grand public, sillonne les routes pour défendre son initiative auprès de chefs d’établissement.

« Pour qu’une pédagogie s’implante, c’est très long. Il faut entre cinq et vingt ans », confirme Claude Lelièvre, professeur à l’université Paris-V

Mais on ne lui facilite pas la tâche. Eric Gaspar affirme que les rectorats ont été mis en garde contre sa venue. Une méfiance qui lui a valu, au printemps, d’être évincé à l’issue de la première réunion d’un groupe de travail organisé par la DGESCO sur la motivation des élèves et les processus d’apprentissage.

Nicolas Feld-Grooten, chef du bureau des collèges au sein de l’institution, lui a envoyé un mail d’explication commençant en ces termes : « J’ai été alerté par plusieurs sources académiques du caractère parfois controversé de vos activités dans le cadre de Neurosup. »

La bête noire du ministère

A force de remuer ciel et terre, l’enseignant est devenu la bête noire du ministère. « Quand quelqu’un tente d’étendre une initiative locale au niveau national, l’institution voit rouge. Nationaliser une idée qui ne vient pas du ministère, c’est le tabou ultime », déplore-t-il.

A l’évidence, les pédagogies alternatives peinent à sortir de la marginalité. Y compris lorsqu’elles sont validées par l’éducation nationale, comme l’est la méthode Freinet.

« Pour qu’une pédagogie s’implante, c’est très long. Il faut entre cinq et vingt ans », confirme Claude Lelièvre, professeur honoraire d’histoire de l’éducation à l’université Paris-V. Et pour cause : « L’administrateur a tendance à la prudence, non parce que c’est un idiot mais parce que c’est son travail, et le praticien fait en général ce qui se pratique », résume le chercheur.

A cet état de fait s’ajoute une conjoncture défavorable : depuis le début des années 2000, les incessantes polémiques autour de la méthode globale d’apprentissage de la lecture ont achevé de braquer les esprits. Du retour en grâce de l’autorité du maître à la défense des savoirs fondamentaux, le besoin de se rassurer est rarement synonyme d’audace.

Le Monde 09/12/2016