Les villes indignées d’Espagne

Ludovic Lamant a rencontré des dizaines de femmes et hommes des marées citoyennes qui ont déferlé sur la péninsule ibérique.

Renverser la table ? Podemos, le parti anti-austérité espagnol, paraît désormais loin de gagner son pari à l’échelle nationale. Avec la reconduction de Mariano Rajoy (Parti populaire, droite) à la tête du gouvernement, le 29 octobre, le mouvement était déjà réduit à contester aux socialistes le leadership de l’opposition. Divergences stratégiques et querelles de personnes ont ensuite miné la formation au point que son leader, Pablo Iglesias, a carrément demandé « pardon » aux militants dans une vidéo postée sur Twitter, mercredi 28 décembre.

Aux sympathisants déprimés de la gauche radicale, le livre de Ludovic Lamant, journaliste à Mediapart, pourra servir de lecture thérapeutique. Car Podemos n’est pas le seul héritage du mouvement des « indignés » qui, en mai 2011, a envahi les places du pays : il faut compter avec les « mairies rebelles » élues en 2015 à Madrid, Barcelone, Saint-Jacques-de-Compostelle, Saragosse… « Seule expérience de prise de pouvoir des gauches alternatives en Espagne », elles valaient bien un premier inventaire auquel l’auteur s’est attelé dans une dense enquête de terrain.

Fondées sur les mouvements sociaux et les activismes locaux, ces forces ont réalisé un « patient travail de brassage des gauches » en rejetant les partis traditionnels et les idéologies au profit de la « gestion » et du pragmatisme. L’auteur analyse aussi comment leur critique des élites a rejoint la lutte contre le pouvoir central au cœur des indépendantismes de Catalogne et de Galice.

Consultations populaires

Un an plus tard, Madrid a accru ses dépenses sociales de 26 %, La Corogne a lancé une allocation pour les plus pauvres. Des mécanismes de contrôle des élus ont éclos et les citoyens sont invités à se faire entendre lors de consultations populaires ou par le biais d’un budget participatif, qui couvre 10 % des investissements dans la capitale – contre 5 % à Paris, par exemple.

Ludovic Lamant étaye son éloge, mais ne minimise pas les difficultés de l’exercice du pouvoir. La maire de Barcelone, Ada Colau, veut-elle un moratoire sur la construction d’hôtels ? Les promoteurs agitent le spectre du chômage et l’opposition s’offusque. Entend-on à Madrid « remunicipaliser » des services publics délégués au privé ? La mairie est tenue par les contrats et la loi de stabilité budgétaire l’empêche de réembaucher les employés. On temporise.

« Les choses bougent, peut-être un peu plus lentement que prévu », constate l’auteur. Les difficultés politiques sont telles qu’Ada Colau, « éreintée », a proposé aux socialistes de faire coalition en mai 2016 ; la même chose pourrait arriver à Madrid. Aux yeux de la gauche de la gauche, un Rubicon est franchi, et les critiques pleuvent.

Jusqu’où faut-il couper son vin, et gouverner avec les partis traditionnels ? La question se pose aujourd’hui aux « mairies du changement ». Elles pourraient voir un avertissement dans le revers électoral qu’a subi Pablo Iglesias aux législatives de juin après s’être allié aux communistes, ces représentants de la « vieille politique » avec qui il avait d’abord maintenu une frontière étanche.

« Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d’Espagne », de Ludovic Lamant (Lux, 224 pages, 16 euros).

Le Monde 30/12/2016