L’usine automobile de demain se passera de la ligne d’assemblage

Flexible et reconfigurable, la nouvelle usine « 4.0 » utilisera les capteurs et algorithmes qui équipent déjà les voitures autonomes. Exemple à Ingolstadt, en Bavière.

« Le client pourra choisir n’importe quelle couleur pour sa voiture, pourvu qu’elle soit noire. » La boutade d’Henry Ford est devenue célèbre, mais pas seulement pour sa drôlerie. Elle souligne l’importance du processus de fabrication dans l’industrie automobile, et les contraintes liées à la chaîne de production, innovation qui a bouleversé l’accès à la voiture il y a plus d’un siècle. Aujourd’hui, une autre révolution est en cours, celle de la connectivité et du véhicule autonome, et elle pourrait remettre en cause la ligne de montage elle-même, cette référence absolue de la production automobile.

Direction Ingolstadt (Bavière), le quartier général d’Audi, où, en ce mois de novembre 2016, Hubert Waltl, vice-président de la marque en charge de la production, présente son projet révolutionnaire d’assemblage modulaire à un parterre de journalistes spécialisés. Les chercheurs d’Audi ont imaginé une usine flexible et reconfigurable à base de modules qui va jusqu’à rompre avec la fameuse chaîne d’assemblage.

Dans ce nouveau monde, le véhicule en cours de montage est placé sur un chariot autonome, un AGV (Automated Guided Vehicle, véhicule guidé automatiquement). Il n’y a plus de ligne mais des stations d’assemblage flanquées de deux ou trois opérateurs et réparties sur toute la surface de l’usine. Le véhicule est porté d’une station à l’autre par son AGV, qui est capable, grâce à un algorithme, de choisir le chemin optimal. L’arrivée de la voiture et des pièces à la station sont synchronisées au niveau d’une salle de contrôle dédiée à la remontée et à l’analyse de toutes les données de production. Une salle de ce type existe d’ailleurs déjà chez Audi dans son usine mexicaine ultramoderne de San Jose Chiapa, qui fabrique les modèles Q5.

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Innovation permanente

Pourquoi rechercher une telle rupture dans un processus productif qui a fait ses preuves ? « Le problème de la chaîne fordienne, c’est sa difficulté d’adaptation à un changement de production », explique Laurent Petizon, directeur de la société de conseil AlixPartners. Or la capacité à être flexible est devenue stratégique dans une industrie qui doit de plus en plus multiplier les variantes (voitures électriques, hybrides, thermiques), tout en s’adaptant à la versatilité des clients. Avec un tel système, une interruption sur la chaîne n’est plus synonyme d’un arrêt complet. De plus, l’usine idéale devient un simple hangar, ce qui permet de bouleverser la production sans travaux lourds. « Nous attendons de l’assemblage modulaire une hausse à deux chiffres de la productivité », affirme Hubert Waltl.

Si les dirigeants d’Audi croient en un tel concept, ils ont conscience que celui-ci n’est pas entièrement applicable dans l’immédiat. D’autant plus que, dans la mesure où le système nécessite des grands espaces, il va à l’encontre d’une tendance actuelle de l’industrie : la réduction des usines. Mais il semble adapté aux petites séries. Audi étudie son déploiement pour la fabrication de moteurs électriques, mais aussi de certains modèles sportifs, comme la R8 ou les Lamborghini.

Cette recherche d’innovation permanente du côté de la production illustre à quel point l’utilisation des usines est un point crucial de la profitabilité des constructeurs. Tous les industriels travaillent ardemment sur le sujet. Les plus avancés sont les Japonais Toyota et Nissan. Les constructeurs allemands, soutenus par le programme public dit « Usine 4.0 », ont également pris plusieurs longueurs d’avance. En France, un dispositif similaire appelé « l’usine du futur » stimule la R&D industrielle des champions hexagonaux. Renault a d’ailleurs intégré dans son nouvel accord de compétitivité, en France, des gains de productivité liés à la modernisation de ses sites.

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« “Gamification” de la production »

Ainsi, font irruption sur la chaîne de montage, une kyrielle de capteurs, les mêmes que ceux qui équipent les voitures autonomes de demain. Caméras, radars et lidars (des détecteurs laser) se cachent dans les divers AGV qui, de plus en plus en 2017, vont se promener dans les travées des usines. Robots pousseurs ou tireurs de rayonnages, chariots élévateurs sans conducteur, étagères mobiles intelligentes qui se retournent automatiquement quand un côté est vide et présentent les bonnes pièces au bon moment aux ouvriers…

La seule conduite des petits trains qui apportent en permanence les éléments de la voiture aux opérateurs sur la ligne occupe 10 % de l’effectif productif de la chaîne. La transformation programmée de ces engins en véhicules autonomes fait évidemment rêver les directeurs financiers des groupes industriels. Mais le capteur peut être, à l’inverse, l’ami de l’ouvrier. C’est le cas avec « Clever Klaus » un système d’assistance à l’opérateur développé par Audi. Le poste de travail est équipé d’écrans qui affichent les opérations à réaliser et repèrent les éléments qui n’ont pas été correctement ajustés ou insérés.

« Nous nous dirigeons vers une “gamification” de la production » constate Hubert Waltl. Cela se confirme avec l’utilisation des drones. Audi teste le transport vers la chaîne par voie aérienne de pièces légères (5 kilos au maximum), comme le volant ou l’antenne. L’intérêt réside dans le fait d’optimiser l’espace de déplacement. Dans une usine automobile, le niveau du sol est encombré en permanence, et le drone propose une troisième dimension à la mobilité industrielle.

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Flexibilité accrue

L’usine 4.0 constitue-t-elle une vraie rupture dans le processus de production automobile ? Certains en doutent encore. « Cela offre des possibilités nouvelles, mais c’est une chimère de penser que des capteurs vont suffire à améliorer la compétitivité des chaînes de montage, assure Daniel Marco, fondateur de Geolean, un cabinet de conseil en organisations industrielles. On risque de commettre à nouveau l’erreur des années 1980, quand les robots ont débarqué dans les usines et que les dirigeants européens ont cru à la solution miracle. D’énormes gains de productivité peuvent être réalisés en analysant finement l’organisation, en chassant de manière approfondie les gaspillages, en mettant en place des cercles de qualité, et cela à moindre coût. Mais c’est plus complexe que de remplacer un conducteur de petit train par un véhicule autonome. »

Reste l’accroissement potentiel de flexibilité permis par ces nouvelles technologies. « L’usine 4.0 permettra d’apporter de nouveaux services aux clients », ajoute Laurent Petizon. Actuellement, dans les meilleures usines, on peut déjà modifier certaines options jusqu’à sept jours avant la production finale du véhicule. Capteurs et algorithmes permettront de faire mieux. Les acheteurs pourront suivre la fabrication de leur futur véhicule et même commander un changement de couleur à la dernière minute. Henry Ford aurait adoré.

  • Éric Béziat (Ingolstadt, Allemagne, envoyé spécial)

Le Monde 03/01/2017