Pour ou contre le «revenu de base» ?

Le revenu pour tous est-il une utopie ou une solution contre la précarité ? Deux ouvrages s’emparent de la question.

C’était une utopie, c’est maintenant un projet. Deux candidats à la primaire socialiste, Manuel Valls et Benoît Hamon, proposent d’instaurer un «revenu de base» alloué sans condition à tous les Français. La Finlande, la région Aquitaine, la ville d’Utrecht aux Pays-Bas, après la Californie ou l’Ontario au Canada, ont décidé d’expérimenter des dispositifs du même ordre. Au Sénat, à l’Assemblée, dans les think tanks de droite ou de gauche, on débat chaudement de la réforme. Le «revenu de base», ou encore «allocation universelle», ou encore «impôt négatif», est désormais entré à part entière dans le débat public.

Pour comprendre le sens de cette mesure qui peut changer la vie des très pauvres et révolutionner à terme l’architecture de l’Etat-providence autant que sa philosophie, on lira avec le plus grand profit le petit livre à la fois engagé et pédagogique du journaliste Olivier Le Naire et de sa fille, Clémentine Lebon, qui en expliquent avec limpidité les enjeux, les risques et les chances (1).

On connaît le principe général : assurer à tout citoyen et à toute citoyenne un revenu minimal, compris entre 500 et 1 000 euros, distribué sans condition aucune, que le bénéficiaire soit riche ou pauvre, qu’il fournisse ou non un travail rémunéré. Fondé sur un principe simple – tout individu, quelle que soit sa situation, a droit à un niveau de vie minimal décent, pour la raison qu’il fait partie de la communauté humaine -, le revenu de base présente deux avantages essentiels : il permet d’éradiquer l’extrême pauvreté qui frappe encore des millions de gens, y compris dans les sociétés riches ; il place les bénéficiaires en meilleure position pour accepter ou non un travail qui leur déplairait ou pour consacrer leur temps et leur énergie à des activités désintéressées, humanitaires, civiques ou créatives. Bien sûr, il suscite de nombreuses questions : s’agit-il de récompenser l’oisiveté, de généraliser «l’assistanat» dénoncé par la droite ? Comment le financer, sachant que sa mise en place supposerait un énorme budget (environ 300 milliards d’euros pour la France) ? Risque-t-on de dévaloriser le travail, qui reste le principal facteur d’intégration dans la société ? A ces interrogations, les auteurs répondent de manière précise et nuancée. La question du financement paraît la plus épineuse.

Pour trouver 300 millions d’euros, il faut intégrer dans le revenu de base d’autres prestations existantes. On risque alors de reprendre d’une main ce qu’on donne de l’autre. Ou bien il faut porter les prélèvements obligatoires à un niveau difficilement supportable. C’est pourquoi les promoteurs du projet estiment qu’il faut procéder par étapes : simplifier, généraliser et augmenter les minima sociaux dans un premier temps (le RSA est inférieur à 500 euros et une partie des bénéficiaires potentiels ne le réclame même pas, sans doute de peur de passer pour des assistés, ou bien par simple ignorance). Puis étendre le système à de nouvelles couches de la population. Tous, en tout cas, prescrivent une période d’essai menée à petite échelle, comme on le fait déjà dans plusieurs villes d’Europe.

Pourtant, avant même qu’on connaisse le résultat des expériences en cours, le revenu de base suscite des oppositions tranchées, à gauche notamment. Etrange réflexe : pour une fois que la gauche dispose d’une utopie concrète, manifestement bénéfique aux classes les plus démunies – en tout cas dans sa première étape, qui consiste à relever le revenu minimum -, on cherche à la discréditer avant même de l’avoir essayée. On trouvera un exemple de ce réflexe conservateur dans un autre livre, signé par des universitaires proches du mouvement Attac et dirigé par Daniel Zamora (2). Un ouvrage farci de références doctrinales qui illustre bien une vieille blague anglaise : «Quand un Britannique juge une idée irréaliste, il dit : « Votre idée est bonne en théorie, mais en pratique elle ne marche pas. » Quand c’est un Français, il dit : « Votre idée est bonne en pratique, mais en théorie elle ne marche pas. »»

Ainsi procèdent les auteurs de ce pamphlet. Sous prétexte qu’il existe une version libérale de la même idée, appelée «impôt négatif», ils la tiennent pour éminemment louche. Or, il s’agit d’un projet très différent : assurer un filet de sécurité aux plus démunis, mais renvoyer tout le reste de la protection sociale au marché, ce que les promoteurs du revenu de base ne recommandent nullement. Mais cela ne fait rien : dans la gauche sectaire, si un libéral dit qu’il fait jour à midi, il fait nécessairement nuit. Pour Attac, le revenu de base a pour défaut – purement théorique – de ne pas placer l’affrontement capital-travail au cœur du projet, d’offrir aux plus pauvres une compensation au lieu de s’attaquer au système lui-même, bref, de corriger le capitalisme au lieu de contribuer à l’abolir. A suivre ce raisonnement, toute réforme sociale est par nature suspecte, puisqu’elle risque de rendre le capitalisme plus humain et donc de prolonger son existence. Avec la gauche radicale, les pauvres peuvent attendre longtemps : comme en leur nom on demande tout, on est sûr qu’ils n’auront rien. Lecture facultative, donc, sauf pour les idéologues à œillères. Loin de cette cécité volontaire, mieux vaut réfléchir avec les altermondialistes, les écologistes et les réformistes ouverts au moyen d’améliorer la condition des plus défavorisés ici et maintenant et, à terme, de changer de système en donnant aux individus délivrés de l’obligation d’accepter n’importe quel travail, serait-ce le plus mal payé et le plus dur, la capacité de mieux choisir leur vie.

(1) Le Revenu de base, Actes Sud, 158 pp., 18 €.
(2) Contre l’allocation universelle, Lux, 112 pp., 10 €.

Libération 04/01/2017