Statistiques et politique : la grande défiance

Si la plupart des candidats à l’élection présidentielle croient encore à la magie des chiffres, ceux-ci ont perdu de leur autorité auprès de citoyens, en dépit de la pertinence toujours plus grande de notre appareil statistique.

En visite chez Emmaüs le 3 janvier 2017, François Fillon lance : « Quand on a 6 millions de chômeurs et 9 millions de pauvres, on ne peut pas parler d’un modèle social qui fonctionne. » Deux chiffres ronds qui visent à mettre en scène le paradoxe du modèle social français et ébranler les certitudes.

Et pour mobiliser ses partisans autour d’une ambition forte, il affirme pouvoir réaliser 100 milliards d’euros d’économies de dépenses publiques en cinq ans, et supprimer 500 000 postes de fonctionnaires. Des chiffres spectaculaires comme le fut, en 2012, la promesse du candidat François Hollande de taxer à 75 % les revenus dépassant le million d’euros, et qui lui permettent d’occuper le terrain.

François Fillon, qui invoque ce que « les chiffres montrent » et « démontrent », est bien l’héritier de cette école qui croit encore à la magie du chiffre, à son pouvoir de mobilisation. Mais est-ce toujours vrai ? Car, à l’inverse, son concurrent Emmanuel Macron n’avance – pour l’instant – que fort peu de chiffres dans sa vision de la France. Il concentre ses interventions sur les leviers de transformation, et refuse de donner une vision d’abord comptable de l’Etat.

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Aussi, après le référendum sur le Brexit comme l’élection de Donald Trump, où chiffres faux et fausses rumeurs ont eu plus d’impact sur les statistiques et leur vie quotidienne électeurs que les arguments statistiques établis, on s’interroge : l’argument statistique est-il toujours une arme efficace dans le débat public ? Car c’est dans le domaine politique que la fatigue à l’égard des chiffres est aujourd’hui la plus visible.

Perte de crédibilité

Plusieurs phénomènes ont affaibli l’autorité des chiffres dans la campagne présidentielle, à commencer par la confrontation des promesses avec la réalité. « Après dix années de crise et de chômage élevé sous deux majorités, chacun peut se dire que la guerre des bilans à coups de statistiques est un peu vaine », dit Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee. Les objectifs chiffrés, n’ayant jamais été tenus, ont perdu en crédibilité.

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Et il se pourrait que l’organisation de primaires dans les deux camps de gouvernement accroisse le phénomène : « A droite comme à gauche, les primaires ont pu éparpiller l’expertise entre de nombreux candidats », poursuit M. Tavernier. Manière de dire que construire un programme à la va-vite avec de si petites équipes revient à produire des chiffres-chocs pour se différencier, peu réalistes et peu crédibles. Une droite unie aurait-elle chiffré à 500 000 le nombre de suppressions de postes de fonctionnaires ? Une gauche unie aurait-elle proposé un revenu universel à 750 euros coûtant près de 400 milliards ?

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Au-delà des promesses, les Français doutent de la crédibilité des indicateurs qui les touchent de près. Selon une enquête CSA réalisée pour l’Insee en mai 2015, ils ne sont pas plus de 45 % à « penser que l’indice des prix reflète bien la réalité ». Et pas plus de 37 % pour leur pouvoir d’achat ou le taux de chômage.

Si la pluralité des chiffres du chômage et leur usage très politique sous François Hollande ont contribué à alimenter le doute, le malaise semble plus profond : même le dénombrement est objet de suspicion ! Le taux de natalité, sans enjeu politique, n’est jugé crédible que par 77 % des Français.

Réalités non comparables

Autre écueil menaçant la crédibilité des chiffres, la difficulté des comparaisons. Les classements, de plus en plus utilisés dans le débat public, comparent souvent des réalités non comparables, relevant de conventions et de choix politiques différents. « Comparer les chiffres du chômage entre pays n’a pas de sens, car certains pays, comme les Etats-Unis, ne comptabilisent que ceux qu’ils indemnisent, affirme Patrick Artus, chez Natixis. Plus significatif de l’état du marché du travail est le taux d’emploi. »

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Même souci en ce qui concerne l’éducation. « Les élèves soumis au classement PISA ne sont pas soumis aux mêmes exercices, n’ont pas tous une calculatrice, et ne vont même pas tous en classe », relève Béatrice Beaufils, de l’association Pénombre, un regroupement informel de fanatiques du chiffre qui traquent avec drôlerie les détournements d’usage qui traversent le débat public.

Un grand classique du genre, fait aussi valoir Christophe Ramaux, maître de conférences à l’université de Paris-I, est la comparaison des dépenses sociales entre pays : « Il est commun de comparer les dépenses sociales publiques entre la France et les Etats-Unis, où elles s’élèvent respectivement à 31,5 % et 18,8 % du PIB. Mais si l’on tient compte des assurances de santé privées et des versements aux fonds de pension, et que l’on y ajoute les crédits d’impôt pour souscription à un système privé, l’écart se réduit fortement puisque les Etats-Unis arrivent à 28,8 % de leur PIB. »

Si la France reste la championne des dépenses sociales, s’en tenir aux dépenses publiques dramatise sa situation, en faisant l’impasse sur le choix politique fait en 1946. Et omet de relever qu’aux Etats-Unis l’espérance de vie est inférieure de trois ans à celle des Français. La quantification des politiques sociales en Europe, qui a donné lieu à d’intenses batailles entre organismes, montre que les arbitrages politiques et institutionnels sont clé dans la construction des chiffres.

Méfiance mondiale

Mais le soupçon n’est pas propre à la France. « Cette défiance des citoyens vis-à-vis des données et des experts apparaît dans beaucoup de pays développés. » Qui parle ainsi ? Ni un économiste atterré ni un militant alternatif, mais la directrice des statistiques de l’OCDE, Martine Durand. « Ainsi, dit-elle, une part croissante de la population considère que les statistiques économiques traditionnelles ne reflètent qu’imparfaitement la réalité de ce qu’elle vit. »

Pour France Stratégie, le problème, analysé dans son rapport « Lignes de faille. Une société à réunifier », d’octobre 2016, ne tient pas tant aux chiffres eux-mêmes qu’aux dysfonctionnements des institutions que sont l’école, les services publics, l’Etat-providence, la Sécurité sociale, et les responsables politiques.

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Mais pour Martine Durand, il y a bien un problème avec les chiffres eux-mêmes : « Les experts et les élus se sont trop longtemps cantonnés à la sphère macroéconomique et à ses modèles, construits sur des moyennes trop éloignées de ce que les gens vivent, dit-elle. Que dit le taux de chômage aux Etats-Unis de la baisse du taux d’activité et de la précarité croissante du travail ? Que dit la croissance du revenu moyen, quand la très grande majorité des ménages américains a vu le sien baisser ? Derrière les moyennes se cachent des transformations et inégalités de plus en plus importantes, dont les statistiques agrégées rendent mal compte. On ne reconnaît plus les difficultés de sa vie quotidienne dans les indicateurs qui nourrissent les débats politiques. Ceci est un danger pour la démocratie. »

Trop de chiffres

Pourtant, l’époque est loin où l’on résumait l’état d’un pays par la croissance de son PIB. En France, l’Insee n’a jamais produit autant de chiffres dûment expliqués. Jamais elle n’a autant diversifié et affiné les approches de la réalité sociale par des indicateurs complets de revenus, de niveaux de vie et de modes de vie, par une mesure plus fine des groupes sociaux, une attention accrue portée aux questions de dispersion, et même, plus récemment, par une mesure de la trajectoire des individus. Tout cela à l’échelle nationale, et de plus en plus départementale. Une production qui s’est accompagnée, de surcroît, d’un accès ouvert à tous et sans conditions après quelques clics.

Même les chiffres-clés qui conditionnent les politiques publiques ont été enrichis de dix indicateurs sur la soutenabilité de la croissance, visant à intégrer les nouvelles exigences sociales et environnementales. Beaucoup de données qui affinent le regard donc, auxquelles s’ajoutent d’innombrables baromètres, classements et autres enquêtes de source privée. Au point que le chiffre tend à devenir le langage commun.

Et encore, n’en sommes-nous qu’aux prémices. Car avec les milliards de données produites par les internautes et qui alimentent les algorithmes de Google ou Facebook, les bases de données marketing se multiplient au service de grands acteurs privés, mais aussi d’applications pour le grand public. Bref, les chiffres sont partout, et presque au service de tous.

Trop de chiffre tue-t-il le chiffre, dont l’écho et l’autorité tendent à se diluer dans l’« infobésité » ambiante et l’éclatement des canaux de diffusion ? C’est peut-être le contraire qui se passe. Si économistes et sociologues s’en saisissent pour nourrir leurs travaux, les politiques, eux, s’en emparent peu, ou mal. « Il existe aujourd’hui une importante recherche académique bipartisane qui permettrait de faire de la pédagogie sur les grands enjeux politiques de 2017, mais les équipes des candidats ne s’en emparent pas, déplore Patrick Artus, chez Natixis. Les programmes ne sont ni chiffrés ni bouclés. »

Le fait est que les élus ont souvent en horreur la quantification qui leur lie les mains, et permettrait d’évaluer leur action. Symptomatique d’un rapport très distancié aux chiffres ou d’une culture économique lacunaire, « il n’est pas rare qu’ils confondent les dettes et les déficits », fait valoir l’économiste Jean-Marc Daniel.

Retour du politique

Mais cette attitude tient aussi à la conviction, à tort ou à raison, que la politique des technocrates a échoué. La place prise par l’objectif chiffré comme horizon indépassable de la politique soumise aux injonctions européennes aurait-elle fini par lasser face à une croissance qui ne décolle pas depuis dix ans ? « L’objectif des 3 % de déficit public a donné de l’Etat une vision purement comptable et réduit le débat public aux questions de fiscalité », dénonce Xavier Ragot, le président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Que le projet européen ne soit plus formulé que sous la forme de règles chiffrées confirme le recul du projet politique pour ne laisser le pouvoir qu’au comptable. 

Même si cette règle des 3 % n’a jamais été respectée en France, il est frappant de constater que la plupart des candidats proposent aujourd’hui de laisser filer les déficits. Tout le monde s’est comme affranchi de l’horizon des 3 %, sans même parler du 0,5 % du pacte de stabilité européen, qui a totalement disparu des radars.

« Les citoyens se moquent qu’un candidat à la magistrature suprême ignore un chiffre précis, ou que ses projections soient peu précises, poursuit M. Ragot. Car ils savent que nous sommes dans une crise structurelle de nos modèles économiques, avec des questions lourdes qui obstruent l’avenir et rendent toute prévision caduque : va-t-on sortir de la stagnation séculaire ? Le commerce international va-t-il reprendre son rythme d’antan, ou chaque continent va-t-il se replier sur lui-même ? La zone euro va-t-elle conserver ses frontières ? Que sera le travail dans dix ans ? Les citoyens veulent se projeter dans une vision qui les inclue. Ils veulent du sens. Et en cela, la crise du chiffre marque la défaite de l’approche comptable de la politique et le retour de la pensée économique, comme de la volonté politique. »
Le Monde 23/01/2017