La France postsalariale ou la grande rébellion des citoyens

Photographie d’une France où la subordination hiérarchique, la dépendance consumériste et la représentation politique sont de plus en plus rejetées.

Tout au long des Trente Glorieuses, les classes moyennes françaises ont progressivement accédé au salariat, à la Sécurité sociale, à la consommation de masse. En échange étaient acceptées des formes de domination et de dépendance.

Cette espèce de compromis n’est désormais plus d’actualité, estime Thierry Pech. Dans une analyse fouillée de la situation française contemporaine, le directeur du think tank Terra Nova, inspiré par les travaux qu’il a conduits à « Alternatives économiques » et, plus globalement, dans l’environnement intellectuel de Pierre Rosanvallon, constate que les Français n’obéissent plus ni n’agissent comme ce qui était attendu d’eux dans la société salariale. Loin de la note ficelée pour nourrir un programme présidentiel, le texte porte sur des Français défiants et une France qui doute, dans un contexte de radicalisation et de polarisation de l’offre politique. Sous un titre choisi en réponse sarcastique au « Soumission » de Michel Houellebecq, qui traite de l’effondrement français et de l’islam, le livre ne s’attarde pas sur la polémique ni, d’ailleurs, sur le sujet. Il examine le « crépuscule », l’ « érosion » du salariat, sur les décombres duquel naît une « société postsalariale » dans laquelle la France entre difficilement.

Le raisonnement, élégant, est en trois temps. Les insoumissions sont, d’abord, celles de travailleurs qui n’acceptent plus la subordination hiérarchique caractéristique du salariat. Certains s’enfuient vers l’entrepreneuriat, signe non pas d’une nouvelle valorisation de l’entreprise mais plutôt d’un discrédit croissant de la bureaucratie. D’autres, plus nombreux, s’enferment dans leurs bureaux pour maugréer toute la journée sur les réseaux sociaux. Dans tous les cas, travail et vie privée, en raison de l’immixtion numérique généralisée, n’ont plus les mêmes frontières, et le droit du travail demeure largement à reprendre. Les jeunes générations, dont il ne faut pas mythifier les différences avec leurs aînés, n’acceptent pas avec bonheur le retour à la subordination pour répondre à leur précarité. Dans le cadre de ce désamour grandissant, les DRH et le management ne font pas montre de grande innovation. Ils vivent sur de pseudo-lauriers mâtinés de jargon anglo-saxon, que leur procure, en réalité, la peur du chômage en période de sous-emploi endémique.

Des modèles qui vacillent

Les insoumissions sont également celles de consommateurs aliénés par le consumérisme, qui aspirent à moins de dépendance et à plus de responsabilité. Importé des Etats-Unis, le modèle de l’hypermarché vacille. Le consommateur repousse l’emprise et l’imposition des normes d’achat. Rétif aux agressions publicitaires, moins attentif à la propriété et davantage aux usages, il profite de l’affirmation de la multitude numérique pour tenter de s’émanciper de l’ère des masses en valorisant l’authenticité et la personnalisation.

Les insoumissions, ce sont, enfin, celles de citoyens insatisfaits de leur système de représentation. Les classes moyennes, au coeur du jeu politique, ne constituent plus une constellation centrale pacifiée. Pech décrit avec justesse des catégories davantage hantées par le spectre du déclassement que véritablement déstabilisées. Leurs propres inquiétudes et une offre politique contestataire entrent cependant en résonance, déséquilibrant l’édifice politique apaisé qui a pu avoir cours pendant quelques décennies. Désormais, à défaut de stabilité, la confrontation se profile. Avec des électeurs très sceptiques à l’égard de la représentation et, pour nombre d’entre eux, investis dans de nouveaux espaces publics de délibération où, notamment sur Internet, le pire côtoie le meilleur.

Sans passer par la figure imposée des recommandations, probablement trop optimiste en ce qui concerne le développement du compte personnel d’activité (CPAM), Pech offre un concentré de sagacité dans un ouvrage qui fourmille de remarques originales et judicieuses sur la situation française. Celle-ci se caractérise bien par un fourmillement d’insoumissions, certaines créatives, selon les mots de Pech, d’autres réactives. Plus favorable au mouvement Nuit debout (sans nullement le célébrer béatement) qu’à la Manif pour tous, l’auteur sait dessiner les lignes de fracture contemporaines en les resituant dans leur épaisseur historique et juridique. L’essai, engagé en faveur d’un progressisme (lire « gauche moderne ») qui mette en avant le souci d’autonomie des individus, est un livre pour tous, un livre à ne pas dormir debout. Sa lecture donne l’impression de sortir de ses développements bien balancés avec un esprit plus clair. C’est rare.
Les Echos 03/02/2017