Coworking : au travail pour un bail

Les immeubles de bureaux à louer et partager se multiplient à Paris. Les start-up derrière cette tendance, comme WeWork, qui va ouvrir un mastodonte du genre, effacent la frontière entre labeur et repos.

Prenez un gigantesque immeuble art déco du IXe arrondissement de Paris, en partie classé monument historique. Oubliez qu’il a abrité une compagnie d’assurances au XIXe siècle, puis le siège d’Areva au XXe : c’est ringard. Signez un bail de quinze ans, faites une com d’enfer sur les réseaux sociaux, sans même de service marketing. Voilà le premier espace en France de WeWork, numéro 1 de la location d’espaces de travail partagés (ou coworking), présente dans trente-six villes dans le monde. C’est ici, au 33, rue Lafayette, à deux pas de la Gare Saint-Lazare et au cœur du Paris des bureaux, des cantines bio et des grands magasins, que cette start-up basée sur une application et un réseau social va accueillir, à partir du 3 avril, 2 300 personnes sur une surface de 12 000 mètres carrés. L’inauguration d’un deuxième espace de 7 000 m² est d’ores et déjà prévue rue des Archives, en plein Marais, cette fois dans l’ancien siège des Galeries Lafayette. Autant dire que le coworking, apparu à San Francisco en 2005, n’est plus l’apanage des freelances, artistes et auto-entrepreneurs qui avaient trouvé le moyen de ne plus travailler seuls chez eux ou au café. Comme l’emploi et les employés, le bureau devient flexible, d’autant plus dans l’économie numérique. Les «tiers-lieux» (autre nom des espaces de travail partagés par plusieurs salariés ou entreprises) se multiplient à travers le monde et en France, où le premier a ouvert à Paris en 2008. On en compte à présent au moins 360, selon une étude publiée en 2016 par le site Bureaux à partager et La Fonderie, organisme de la région Ile-de-France. Près de la moitié de leurs membres sont des salariés de TPE, de PME ou d’associations, même si le phénomène touche aussi les grandes entreprises, qui ne veulent plus s’encombrer de bureaux à louer, entretenir et déménager.

Cour des grands

Louer, découper et réorganiser des bureaux «classiques» devient une sacrée bonne affaire. Depuis sa création en 2010, WeWork est valorisé en Bourse à plus de 16 milliards de dollars et son cofondateur Adam Neumann, 37 ans, est devenu le huitième entrepreneur le plus riches des Etats-Unis, selon le magazine Forbes. Comme les pionniers du genre, issus de l’économie collaborative de petite échelle, WeWork a beau s’appeler «nous travaillons», son storytelling ne parle pas de «lieux de travail» mais de «lieux de vie», ne dit pas «clients» mais de «membres de la communauté». WeWork, «plateforme communautaire», a même un slogan qui a priori n’a rien à voir avec la vie de bureau, ni même avec la vie professionnelle : «Do what you love» («fais ce que tu aimes»).

Pour s’implanter en France, la start-up a misé sur un homme passé par la production de musique et la politique numérique : Séverin Naudet, 42 ans, ancien de Virgin Music, de Havas, de Dailymotion et de la mise en œuvre de l’open data auprès de François Fillon, alors Premier ministre. «Les créateurs et les entrepreneurs d’aujourd’hui veulent un environnement de travail différent, dit le tout nouveau directeur général France. Ils ne veulent plus un gagne-pain, ils veulent un style de vie. WeWork apporte une réponse à ces nouveaux usages et contribue à accélérer les transformations du travail.»

Toutes les sociétés spécialisées dans le coworking, parmi lesquelles WeWork fait figure de mastodonte, le promettent et le répètent : elles ne louent pas qu’un bureau. La concurrence étant rude, chacune rivalise de propositions de services et d’activités annexes au strict poste de travail. Pour sa plus basse formule, WeWork proposera un bureau non attribué et la prise en charge du courrier, ainsi que l’accès à des «espaces communs» mimant la bistroterie parisienne. «En utilisant un bureau différent chaque jour, vous favoriserez la collaboration et développerez votre réseau», promet cette offre. A partir de 850 euros par mois, c’est du haut de gamme : des espaces meublés et réservés, des salles de réunion, mais aussi une salle de sport et une salle de cinéma.

«70 % de nos membres ont des interactions quotidiennes grâce au « member network » et 50 % font des affaires ensemble», se réjouit Séverin Naudet.

«C’est un phénomène de génération d’entreprises et une révolution de l’immobilier de bureau», se réjouit Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris. La capitale française, après Londres qui compte plus de 800 espaces, est le nouveau champ de bataille du coworking de masse. A partir d’avril, la nouvelle Halle Freyssinet, financée par Xavier Niel dans le XIIIe arrondissement de Paris, hébergera plus de 3 000 places de coworking. Nextdoor, filiale de Bouygues Immobilier, ouvrira plusieurs sites en 2017. La capitale accueillera, le 18 avril, la Social Workplace Conference, qui réunit les acteurs du domaine. Plusieurs banques, comme le Crédit agricole, ont ouvert leurs espaces. Même Benoît Hamon a installé son QG de campagne dans un espace de coworking, dans le Xe.

D’autres sociétés, plus petites, parient sur le design d’intérieur. Comme Kwerk, qui dit défendre «l’art de travailler»,dans un ancien immeuble de bureaux du VIIIe arrondissement. Mais l’argument de cette «communauté» de 340 «membres» est le même : la flexibilité de l’espace de travail accordée à celle de l’emploi. «Je travaille beaucoup plus, mais je ne suis pas fatiguée», sourit Selma Desmot, en pleine réunion avec un leveur de fonds. Quand elle est arrivée du Maroc il y a un an, elle a visité de nombreux espaces de coworking pour son agence de communication, Arabesque : «Il n’y avait que des gens trop jeunes pour moi.» Arabesque n’a pour l’instant que deux salariés. Elle paye 1 700 euros par mois pour deux bureaux temporaires et profite des cours de yoga organisés par Kwerk. «Mais quand la société grossira, ça sera difficile de tenir financièrement», prévient-elle. Au rez-de-chaussée, on croise Jean Levet, assis au milieu de sculptures et de canapés. Ce dirigeant d’une petite société de conseil a abandonné l’idée d’avoir un bureau. De toute façon, il passe sa journée au téléphone et n’a pas besoin de «plus de vingt-cinq minutes d’attention par tâche». Alors, pour 450 euros par mois, il travaille là où les autres passent et bavardent. Il a trouvé des partenaires dans le couloir. «Et puis, trouvez-vous un bureau en plein VIIIe à ce prix-là !»

«Chiefs of happiness»

La «communauté» ferait-elle soudain disparaître la concurrence ? «C’est d’abord un accélérateur de croissance», estime Karen Bornaghi, qui s’apprête à prendre des bureaux chez WeWork pour les dix salariés de sa société de communication, Agence 24. Plus que les espaces privés pour téléphoner ou les photocopies illimitées, c’est la concentration d’entreprises qui l’a attirée : Agence 24 sera dans le même immeuble, dans le même réseau, que Google et Orange. Même diagnostic que Jules Trecco, 28 ans, qui dirige la Maison de la Chantilly ainsi que deux sociétés de conseil en investissement. Début mai, ses quatre salariés fixes emménageront rue Lafayette. Il a choisi la formule du bureau fermé : 2 500 euros par mois. Ni taxe foncière ni frais de nettoyage ou d’Internet à ajouter, pas même le café. «C’est un lieu qui rime avec productivité et croissance, explique-t-il, car on est entouré de gens qui ne font que ça. Quand vous sortez de votre bureau, il y a 2 000 personnes autour de vous pour échanger.» Mais «ça», c’est quoi ? La frontière entre travail et loisir, temps d’activité et de repos se fait de plus en plus mince, surtout pour des métiers qui ne font pas du 9-17 heures. «Un point d’interrogation demeure sur le lien entre les conditions de travail induites par ces lieux qui ne sont ni totalement des espaces de travail ni totalement des espaces personnels», remarque l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail). «Vous pouvez avoir des relations de travail ou d’amitié avec vingt personnes, pas avec 2 000», nuance Elisabeth Pélegrin-Genel, architecte, psychologue du travail et consultante d’entreprise qui s’intéresse aux nouveaux modes de travail dans les tiers lieux. «Le coworking a mis en évidence un décor de travail qui ne ressemble pas à un bureau, remarque-t-elle. Tout se joue sur l’animation du lieu par des « hôtesses » ou des « chiefs of happiness » chargés du bonheur des salariés. A force de copier des lieux alternatifs, on va peut-être rendre original le bureau en open space classique.» Dix nouveaux espaces WeWork doivent ouvrir dans le monde d’ici fin 2017. En attendant peut-être l’arrivée un jour en France d’un autre programme, apparu à New York en 2016 : WeLive, des lieux d’habitation partagés comme des bureaux.

Libération 31/03/2017