Sortir du nucléaire ou y rester : un coût astronomique

L’arrêt du parc électronucléaire français ou sa relance se chiffrerait en centaines de milliards d’euros.

Stop ou encore ? La France doit-elle réduire son addiction à l’atome, comme le prescrit la loi de transition énergétique qui a gravé dans le marbre la promesse de François Hollande de baisser de 76 % à 50 % la part de l’électricité d’origine nucléaire « à l’horizon 2025 » ? Doit-elle, même, renoncer complètement à l’énergie de la fission, comme le proposent Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ? Doit-elle au contraire persévérer dans une filière industrielle qui l’engagera à nouveau pour plusieurs générations ? A l’approche de l’élection présidentielle, et alors qu’EDF doit se prononcer, jeudi 6 avril, sur l’arrêt de la centrale de Fessenheim, le débat, qui reste un marqueur d’une fracture entre la droite et la gauche, échauffe les esprits et les calculatrices.

A la veille du dernier scrutin, voilà cinq ans, les spécialistes de tous bords avaient déjà produit des chiffrages contradictoires. Pour l’Union française de l’électricité (l’organisation professionnelle du secteur), conserver 70 % de nucléaire en 2030 nécessitait d’investir 322 milliards d’euros dans le système électrique (production, transport, distribution), tandis que passer à 50 % demandait 60 milliards d’euros de plus, descendre à 20 % exigeant encore 52 milliards supplémentaires.

L’association Global Chance, qui réunit des scientifiques et des experts indépendants, estimait pour sa part entre 453 et 504 milliards d’euros une sortie totale du nucléaire en vingt ans, et entre 428 et 504 milliards un maintien du mix électrique actuel, une facture quasiment identique dans les deux scénarios.

Ces évaluations n’ont pas été actualisées et ne constituent donc que des ordres de grandeur. Aujourd’hui, de nouveaux chiffres, parcellaires, sont sortis du chapeau de divers analystes. Sans qu’il soit possible de les confronter point par point, tant les paramètres retenus sont à géométrie variable et les hypothèses incertaines, qu’il s’agisse de la consommation d’électricité dans les prochaines décennies, du coût futur du nucléaire ou de celui des filières renouvelables. Voici les principales pièces du dossier.

  • Montaigne versus NégaWatt

L’Institut Montaigne, think tank libéral créé par Claude Bébéar, président d’honneur du groupe d’assurances d’Axa, a fait sensation en avançant, mi-mars, qu’une sortie complète du nucléaire d’ici à 2035 coûterait 217 milliards d’euros : 179 milliards pour remplacer les capacités nucléaires existantes par des installations renouvelables, 13 milliards pour adapter le réseau et 25 milliards pour indemniser EDF de la fermeture anticipée de réacteurs. Un bilan qui se fonde sur un prix de l’électricité deux fois plus élevé pour les renouvelables que pour le nucléaire, soit 80 euros le mégawattheure (MWh) contre 40.

L’association NégaWatt, qui regroupe des énergéticiens indépendants, a aussitôt décortiqué « le calcul (très) erroné de l’Institut Montaigne », sur le site Décrypter l’énergie. En prenant en compte un renchérissement de l’électricité d’origine nucléaire et, à l’inverse, une baisse régulière du prix des électrons verts, elle conclut que « la poursuite du nucléaire à son niveau actuel présente une facture plus élevée – de l’ordre de 24 milliards d’euros – qu’un scénario de fermeture progressive du parc existant ».

  • Des coûts à moyen et long termes

En tout état de cause, l’Institut Montaigne n’a pas poussé son exercice au-delà de 2035. Pour y voir plus clair, il faut se projeter au-delà.

Mis en service pour la plupart dans les années 1980, les 58 réacteurs du parc hexagonal approchent de quarante ans de fonctionnement. Pour les pousser jusqu’à cinquante ou soixante ans, EDF a prévu un « grand carénage » chiffré, avec la mise aux normes de sûreté post-Fukushima, à un peu plus de 50 milliards d’euros.

Dans son rapport de 2016, la Cour des comptes a estimé que l’investissement nécessaire à ce chantier et à la maintenance des centrales « pourrait atteindre 100 milliards d’euros entre 2014 et 2030 ». Cette dépense serait bien sûr amortie sur dix ou vingt ans d’exploitation supplémentaires et n’aurait donc, précise la Cour, qu’une incidence « relativement limitée » sur le prix de l’électricité.

Mais, tôt ou tard, les centrales françaises arriveront en fin de vie. Prolonger la filière nucléaire imposera donc de les remplacer. Le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, prévoit ainsi de mettre en service « trente à quarante » nouveaux réacteurs, du type de l’EPR de Flamanville (Manche), entre 2030 et 2050. Soit, au prix actualisé de ce prototype (10,5 milliards d’euros), une addition de 315 à 420 milliards d’euros. Dans l’hypothèse, loin d’être certaine, où une construction en série permettrait de diviser le devis par deux, la note serait tout de même d’environ 150 ou 200 milliards d’euros.

Ce n’est pas tout. Il faudra à terme démanteler le futur parc atomique, en sus du parc actuel dont EDF évalue la déconstruction des bâtiments à 26 milliards d’euros, hors gestion des déchets radioactifs et des assemblages de combustibles. Une opération sous-estimée selon un récent rapport parlementaire. Reste encore le traitement des déchets à haute activité et à vie longue. Le centre d’enfouissement prévu à Bure, dans la Meuse, pour une enveloppe de 25 milliards d’euros, n’est conçu que pour les résidus des réacteurs en exploitation. Il faudrait l’agrandir, ou creuser un nouveau site de stockage, pour ceux des nouvelles centrales.

  • Renouvelables contre nucléaire

Tous comptes faits, sortir de l’atome ou y rester mobilisera donc des centaines de milliards d’euros. Les deux options sont-elles alors équivalentes ? « Dans les deux cas, il y faudra un investissement massif, dont le niveau est sans doute comparable, considère Yves Marignac, directeur de l’agence d’information sur le nucléaire Wise-Paris et administrateur de Global Chance. Mais l’investissement dans les renouvelables créera une rente, avec de très faibles coûts de fonctionnement et de remplacement, alors que le réinvestissement dans le nucléaire créera un fardeau, avec de lourdes charges de démantèlement et de gestion des déchets. »

De fait, la compétition entre les filières renouvelables et l’atome est en passe de tourner en faveur des premières. Certes, l’électricité que fournit aujourd’hui un parc nucléaire largement amorti reste avantageuse.

La Cour des comptes a évalué son coût de production à 62,6 euros le MWh en 2014, tandis que l’électricité verte revient aujourd’hui en France, selon le Syndicat des énergies renouvelables (SER), à 130 euros le MWh pour le solaire photovoltaïque posé en toiture, 122 euros pour la biomasse, 100 euros pour l’hydroélectricité et 82 euros pour l’éolien terrestre. Mais le photovoltaïque au sol, dont le coût a été divisé par cinq en huit ans, est déjà au même niveau que le nucléaire (62,5 euros).

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« Les prix de production de l’électricité renouvelable vont converger vers 80 euros le MWh, ce qui est compétitif pour fabriquer de l’électricité sans carbone », assure Damien Mathon, délégué général du SER. Car le prix de l’électricité qui sortira du futur EPR, bien qu’inconnu à ce jour, a été évalué en 2012 par la Cour des comptes « entre 70 et 90 euros le MWh ». Quant au prix de vente négocié par EDF avec le gouvernement britannique pour les deux EPR d’Hinkley Point, il crève le plafond : 92,5 livres, soit 107 euros au cours actuel.

Naturellement, le choix des renouvelables imposerait de remplacer régulièrement les parcs solaires ou éoliens, dont la durée de vie est d’une vingtaine d’années (contre soixante pour l’EPR), et de développer à grande échelle le stockage d’énergies intermittentes. Mais, en 2015, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a fait réaliser une étude montrant que la France pourrait avoir en 2050 un mix électrique 100 % renouvelable, à coût comparable à celui de l’atome.

  • Des emplois plus que compensés

Se pose encore la question du coût social. La filière nucléaire emploie quelque 220 000 salariés directs et indirects, d’après la Direction générale des entreprises. Beaucoup de ces postes seraient maintenus en cas d’abandon progressif de l’atome, d’autant qu’EDF souhaite jouer un rôle de leader sur le marché du démantèlement nucléaire.

En face, le secteur des énergies vertes affiche déjà 100 000 emplois directs et indirects selon le SER, et ils pourraient doubler d’ici à 2023 si les objectifs de la Programmation pluriannuelle de l’énergie sont atteints. Le bilan est donc plus qu’équilibré. L’Ademe affirme même qu’à l’horizon du milieu du siècle, un mix électrique entièrement renouvelable générerait entre 800 000 et 900 000 emplois de plus qu’un système énergétique inchangé.

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D’autres facteurs sont évidemment à prendre en compte. Comme l’impact sur les émissions de CO2 de la France, nul si l’atome est remplacé par le soleil et le vent et non par du pétrole, du gaz ou du charbon comme les pronucléaires en agitent le risque. Ou la menace d’un accident nucléaire majeur, dont l’Autorité de sûreté rappelle qu’il « ne peut être exclu nulle part » et dont l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire a estimé en 2013 le coût à plus de 400 milliards d’euros, soit plus de 20 % du PIB national. A l’évidence, la décision de sortir ou non du nucléaire ne saurait reposer sur des critères uniquement économiques. Un tel choix devra être aussi, sinon surtout, politique et sociétal.

Le Monde 03/04/2017