Les pères solos sont-ils des mères comme les autres ?

Souvent moins défavorisés financièrement que les femmes seules mais moins étudiés, les veufs, célibataires ou divorcés avec enfants sont de plus en plus nombreux. Le plus difficile pour eux : dépasser les préjugés et faire la preuve de leur compétence, selon un récent travail de sociologues et d’ethnologues.

Ils sont une goutte d’eau dans un océan de mères. Mais de plus en plus nombreux. En vingt ans, ceux qu’on appelle les «pères solos» ont largement doublé. De 100 000 en 1990, ils sont passés à 241 000 en 2011 (1) et sont sans doute encore davantage aujourd’hui, à en croire les démographes qui évoquent une tendance loin d’être au bout de sa courbe. Moins scrutés, moins médiatisés, et aussi moins souvent en détresse financière que les mères solos, qui sont ces pères ? Des mères comme les autres ? Des sortes d’aventuriers pas forcément très bien vus au pays des stéréotypes ? Des militants de la cause paternelle dans une société qui tente d’installer l’égalité femmes-hommes mais sacralise toujours le rôle maternel ?

En 2010, le pédopsychiatre Patrick Huerre cosignait avec Christilla Pellé-Douël Pères solos, pères singuliers ? (Albin Michel) dans lequel il notait – entre autres – à quel point «être un père seul demeure un peu louche» et dans le même temps attendrit, voire inspire de la pitié avec des phrases comme «le pauvre, comment se débrouille-t-il ?»

Toujours «apprenants»

Sept ans plus tard, le regard a-t-il changé ? Un important travail vient de leur être consacré, publié dans le dernier bulletin trimestriel de la Revue des politiques sociales et familiales (2). Aux manettes, Alexandra Piesen, doctorante en sociologie au Centre de recherche sur les liens sociaux de l’université Paris-Descartes, et Danielle Boyer, ethnologue, responsable de l’Observatoire national de la petite enfance, qui suit de près les pères en congés parentaux et spécifiquement lancée sur la trace des pères solos «divorcés, célibataires ou veufs devenus « pères gardiens »». Le constat est partagé : «Il y a toujours en France des réticences idéologiques et sociales au modèle de l’implication paternelle.» Résultat ? Des pères qui, souvent, continuent à se définir comme des «apprenants». Avec des solos difficiles à débusquer et souvent discrets sur leur statut.

«Je fais un travail de comparaison entre les pères et les mères solos, explique Alexandra Piesen. J’ai eu beaucoup plus de difficultés à recruter des pères. Mais ce qui m’a frappée, c’est à quel point ils sont contents de partager leur expérience alors qu’ils n’en parlent pas forcément au quotidien. Il y a des histoires douloureuses, de la pudeur. Quand la compagne est partie, qu’il y a eu adultère, ils ont tendance à se taire.» Mais une fois qu’ils se mettent à table ? «Ils ont conscience de leur situation atypique et, souvent, surinvestissent leur rôle. Beaucoup de pères se sont retrouvés seuls après le départ de leur conjointe. Rarement d’un commun accord. Ils se sentent du coup encore plus à part. Surtout quand la mère n’a pas souhaité la résidence alternée. La plupart n’ont pas anticipé leur situation et il y a une volonté de compenser. De faire plus que ce qui est attendu. C’est extrêmement marquant sur la nourriture.» Pour nombre d’entre eux, une bonne parentalité est synonyme de bien nourrir son enfant. C’est un élément fondamental. «A l’opposé, expose Alexandra Piesen, des femmes qui deviennent mères solos passent parfois nettement moins de temps en cuisine.» Ainsi, la sociologue a rencontré des pères qui font leurs courses à l’heure du déjeuner, récupèrent les menus de la cantine pour éviter les doublons, préparent des légumes pour toute la semaine, sans parler de cet homme qui, à force de s’investir aux fourneaux, a fini par devenir le «roi du poulet» aux yeux des mères de l’école.

«Se couler dans la norme»

Ces hommes, accros aux fourneaux, s’occupent-ils vraiment de tout ? «Ils s’y efforcent. Ils font tout pour se couler dans les normes de la bonne parentalité. Certains expriment ainsi leur souci de « bien faire », d’être à la fois « proches » et « cadrants ». Ils redoutent de ne pas parvenir à combler l’absence de mère. Conscients que l’autorité fait partie du rôle attendu d’un père, ils ne souhaitent cependant pas devenir seulement le père qui punit face aux « mamans du dimanche ».» L’affaire n’est pas aisée et, selon la sociologue, ces pères «font souvent appel à des référentes féminines, grand-mère, cousine, amie, ou à la mère si elle est encore là, lorsqu’il y a des étapes clés à franchir. Quand ils ont des filles, par exemple, ils délèguent tout ce qui est corps, puberté, sexualité, achats de vêtements. Surtout au moment de l’adolescence. Comme s’ils ne se sentaient pas parfaitement légitimes sur des sujets traditionnellement dévolus aux mères. Les mères solos qui ont des fils cherchent, elles, des référents masculins mais sur les questions de sociabilité et d’autorité Etonnant ? «Les normes sexuées évoluent très lentement», constate Danielle Boyer. Et le regard porté sur ces pères aussi.

S’ils suscitent de la curiosité, voire de l’admiration, ils font aussi parfois l’objet de suspicions. Le témoignage de Joël à Alexandra Piesen est ainsi édifiant : «Quand sa fille lui disait qu’elle allait dormir chez une copine, le père disait « pas de problème ». Mais quand elle voulait inviter des copines à dormir, il est arrivé que des mères refusent parce qu’il était un papa tout seul. Tous les pères ayant une fille que j’ai rencontrés ont fait mention des doutes et de la méfiance dont ils sont l’objet.» Au fond, comme le relève Danielle Boyer, «la France encourage désormais les pères, notamment à travers le congé parental. Mais pas suffisamment.»

(1) Selon l’Insee.

(2) Revue de la Caisse nationale des allocations familiales.


Nicolas, 50 ans, ingénieur, deux filles de 17 et 11 ans : «J’ai toujours veillé à être irréprochable»

«Ma femme a quitté la maison pour un mec qui lui a promis la lune quand ma deuxième fille avait 18 mois. Nous avons rapidement divorcé. Je voulais absolument obtenir la garde principale. La maison m’appartenait, j’habitais à 30 mètres de l’école. On s’est mis d’accord à l’amiable. Et je lui ai promis qu’elle pourrait passer voir ses filles autant qu’elle le voudrait. Le juge a tiqué. Je redoutais qu’on me dise non car ma petite dernière avait alors 2 ans. Mais j’ai eu la garde. Leur mère savait que je m’occuperais d’elles. Elle, elle aime surtout l’âge bébé. L’école, c’est pas son truc. Déjà, je m’occupais beaucoup de l’aînée. De tout en fait, je ne faisais juste pas la cuisine, et le ménage était assuré par une femme de ménage.

«Quand je me suis retrouvé seul, c’était un peu la panique. La bouffe, le linge… j’ai d’abord eu l’impression d’être devant une montagne. Et puis j’ai appris, je me suis débrouillé. Au début, on mangeait surtout des knackis-purée. Depuis, c’est nettement plus sophistiqué ! Ma mère m’a fourni des recettes que j’applique à la lettre. Oui, ma mère est une sorte de référence pour mes filles et moi. Maintenant je suis très organisé. J’ai assez d’argent, j’ai de la chance. La chance aussi de pouvoir quitter mon boulot à 17 h 30, sans qu’on ne me fasse des remarques. Et puis j’ai un scooter pour gagner du temps ! J’en suis à 80 000 km sur le périph. Et c’est mon troisième scooter depuis que je suis seul.

«Au début, les gens à qui je le disais – pas à tous ! – étaient un peu surpris. Mais jamais choqués. J’ai plutôt eu droit à des sourires. A la bienveillance des amis qui m’ont beaucoup invité. Je ne sais pas d’ailleurs si une femme aurait eu droit à la même compassion. En tout cas, j’ai toujours veillé à être irréprochable. A être là tôt, à ne pas sortir le soir, suivre le travail scolaire. Et j’ai aussi toujours scrupuleusement veillé au fait qu’elles voient leur mère, le mercredi soir, un week- end sur deux… C’est important à mes yeux, elles peuvent se confier à elle d’une façon différente. Et puis je ne me mêle pas de tout ce qui touche à la féminité : le corps, la puberté, les cheveux, la beauté, l’achat des vêtements. Tout ça, je délègue, d’autant qu’elles sont très pudiques.»

Cédric, 43 ans, informaticien, un fils de 11 ans : «Quand il était bébé, j’avais le sentiment d’a priori négatifs»

«J’ai perdu ma femme quand mon fils avait 6 mois. Je suis rentré du Québec pour m’installer en région parisienne, où j’ai bénéficié de l’aide de mes deux sœurs et de ma mère. Malgré cela, c’est compliqué quand vous êtes seul, homme ou femme. Vous devez être à la crèche le matin et le soir, ne retenir que les emplois qui vous permettent de sortir à 17 h 45, accepter d’être dispo vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne pas bénéficier d’un week-end sur deux, être fatigué. En outre, élever seul un enfant, c’est un seul salaire mais une chambre en plus… Ces petites bêtes-là ne sont pas livrées avec un mode d’emploi. On angoisse, c’est inhérent à la paternité et la maternité. Mais seul avec son fils, on cherche des référentes féminines, et le plus difficile, c’est le sentiment qu’il manque l’autre, sa mère, à l’enfant. Comme je ne pouvais pas me dédoubler, il s’est adapté. Il a très tôt joué seul à deux mètres de moi… Et ce qui est étonnant, c’est qu’il essaie de me protéger (je vous rassure, il est chiant aussi).

«Le plus important dans ma façon d’éduquer mon fils, c’est d’éviter les silences. J’ai été conditionné par l’éducation québécoise où l’on dit tout aux enfants. Il n’existe pas de tabous entre nous sur le corps, la mort, ou sa mère. Pour le reste, je fais un boulot de mère. Je ne suis pas la maman, mais j’assure un travail maternel. Ou du moins celui que l’on attribue aux femmes : je fais à manger, des câlins etc. Au fond, un père seul est une mère comme les autres. La différence, c’est qu’on est soupçonné d’incompétence. On vous demande sans cesse : «Comment tu fais ?» Je réponds toujours «comme les autres». A force d’être questionné sur sa légitimité, on peut commencer à douter de bien faire. Aujourd’hui j’en rigole, mais… Quand je suis arrivé à Roissy, il n’y avait pas de table à langer dans les toilettes des hommes, au Québec c’est systématique : j’ai dû aller dans les toilettes des femmes !

«Maintenant qu’il a grandi, j’ai l’impression qu’on me jauge moins. Je n’ai plus le sentiment d’a priori négatifs que j’avais quand il était bébé. Nous ne sommes pas hypernombreux dans mon cas, mais il y a aussi les hommes qui ont obtenu la garde principale. Or il y a beaucoup de réseaux d’aide pour les femmes seules, pas pour les hommes. On en parle moins, les hommes aussi se livrent moins, et sont peut-être comme tous ces mecs qui ne veulent pas demander leur chemin… C’est étrange à un moment où l’on parle tant d’égalité femmes-hommes. L’égalité, c’est dans les deux sens non ? C’est quand même incroyable, par exemple, que le club de fidélité des magasins Du pareil au même s’appelle le «club des mamans». Comme s’il n’y avait que des mamans pour acheter des vêtements aux enfants…»

Libération 03/04/2017