Reconversions : sortir du cadre, c’est du boulot

Fromager, éleveur ou ébéniste : de plus en plus de CSP+ quittent leur fonction pour un métier manuel ou artisanal. Un virage qui ne se fait pas sans difficultés.

S’ébrouer au grand air, mitonner de bons petits plats : l’artisanat et les métiers de bouche constituent l’eldorado rêvé du cadre qui s’étiole sous les néons de l’open space. Parmi ces néo-ruraux fraîchement débarqués, Stéphanie Maubé, 37 ans, élève désormais des agneaux de prés salés sur la côte normande. Cette ancienne intermittente et graphiste devenue bergère a pris la clé des champs en 2008.

A l’époque, elle ne connaît rien à l’élevage des brebis. «J’ai découvert ce secteur géographique en gagnant un séjour dans un gîte. J’ai rencontré un vieil éleveur, j’y suis souvent allée en vacances pour lui filer un coup de main. Il m’a donné le courage de venir à la campagne.» Après quelques déboires, elle crée sa propre exploitation, la Cotentine moderne. «J’ai quitté mon appartement, mon job, seule avec un bébé et pas de revenus, pour aller au fin fond de la campagne. Je me suis dit : oh là là…»

Anaïs Georgelin, fondatrice de l’association So Many Ways qui conseille des groupes de professionnels pour trouver leur nouvelle voie, confirme : «Le retour à quelque chose de plus manuel est une tendance du moment. Parmi les métiers qui attirent : la cuisine, la pâtisserie, la boulangerie, le traiteur, le café et l’agro-écologie.» A l’Institut national de la boulangerie pâtisserie (INBP) de Rouen, où le premier CAP en pâtisserie mis en place pour la reconversion pro date de la fin des années 70, on avalise : «C’est de plus en plus courant. Ces métiers ont relancé des vocations.»

Il n’existe pas pour l’heure de chiffres récents pour quantifier le phénomène sur l’ensemble du territoire. Néanmoins, selon le Fongecif, organisme dédié aux formations, «2015 aura été pour le Fongecif Ile-de-France une année particulièrement dense.» On estime que les personnes concernées sont moins des ouvriers qu’une population aisée, urbaine et diplômée, bref, des CSP + : en effet, selon une enquête Afpa-Ipsos (2012) les reconversions volontaires concernent pour 76 % d’entre elles des cadres. Un sport de compétition auquel sont désormais dédiés un salon (Nouvelle Vie professionnelle), des manuels (Changer de job d’Yves Deloison) et des coachs, parfois proposés par des organismes comme l’Apec pour les cadres.

Retour à la terre

Après dix années passées comme éditeur dans le journal que vous avez entre les mains, Sébastien Drique a lui aussi changé de crémerie. A 43 ans, il a quitté le journalisme pour mettre la main à la pâte dans son quartier de Pantin en ouvrant la fromagerie la Pantinoise. Dans ce local lumineux aménagé il y a cinq mois, on trouve du vin, un piano et quelques raretés odorantes comme le Langres et le bleu de Gex. Sébastien Drique est loin d’être le seul dans ce secteur en pleine croissance et en a parfaitement conscience : «Il y a beaucoup d’entrants en fromagerie et le label artisan est tout nouveau.»

Son ambition : réinventer le métier, car, contrairement aux entreprises familiales où la transmission se fait entre les générations, les nouveaux venus dont il fait partie aspirent plutôt à une reconnaissance par le savoir encyclopédique auprès d’une clientèle de foodies curieux. Et plus qu’un simple commerce de proximité «avec la charrette, la botte de foin et le pot de lait rustico-bobo», l’ancien journaliste espère faire de la fromagerie un lieu vivant avec des événements du type venues d’artistes, dégustations de vin…

A quoi ce virage tient-il ? Le tournant est-il aussi radical qu’il y paraît ? Comment se prend la décision ? Le sociologue Bertrand Bergier, en pleine enquête de terrain sur ces reconversions, s’interroge : «Il peut y avoir des continuités biographiques au niveau familial ou des activités extra-professionnelles.» Dans la diversité des parcours, il y a souvent un point commun : le temps de la reconversion est long, pavé d’incertitudes et rarement agréable, d’autant qu’en France on n’apprend guère à gérer ces moments de transition. Le phénomène traduit aussi une nouvelle réalité.

«C’est la fin des carrières linéaires : aujourd’hui, pour un jeune diplômé, le marché du travail n’a rien d’un long fleuve tranquille, c’est un chemin plein d’étapes. On ne se projette plus dix ans dans la même boîte», assure Anaïs Georgelin de So Many Ways. Pour Bertrand Bergier, ces trajectoires atypiques signalent également un certain «durcissement. Etre cadre, c’est être pris dans des logiques redoutables, avec des comptes à rendre. Parfois, un licenciement peut aussi précipiter quelque chose qui dormait». Le retour à la terre ou aux matières premières se fait-il sur une idée réactionnaire et «vieille France» de l’authenticité ? «Je n’ai pas entendu de discours passéiste ou nostalgique», assure le sociologue.

Séparer réalité et fantasme

Les raisons avancées pour changer de vie professionnelle sont aussi nombreuses que les individus. On peut citer la souffrance au travail, le mécontentement ou encore la lassitude. Après onze ans dans la même boîte de com, Marc Poutiers, chef de projet et graphiste de 35 ans, s’est rendu à l’évidence : «J’avais du mal à me motiver pour bosser sur des choses qui n’avaient, à mes yeux, pas de sens.»

Après des journées passées rivé à l’ordinateur, il a opté pour un métier manuel, l’ébénisterie, pour lequel il travaille en intérim et en auto-entrepreneur chez les Ateliers Craft à Paris. La bergère Stéphanie Maubé : «C’est un choix hyper personnel. Il ne faut pas le faire pour fuir une grande ville ou un job qu’on n’aime pas. C’est tellement dur physiquement et financièrement qu’il faut le faire pour les bonnes raisons.»

Alors, comment procéder ? Avant toute démarche ou décision, une période de réflexion s’impose : «Il faut d’abord se demander ce qui ne va pas, faire le bilan. Est-ce le management, faut-il changer de boîte ou de secteur ?» conseille l’association So Many Ways. Outre la motivation, nécessaire, il faut d’abord établir ses objectifs et, surtout, séparer réalité et fantasme en se renseignant auprès de professionnels concernés sur le terrain. Certains font appel au bilan de compétences pour s’éclaircir les idées.

Vient ensuite une somme incompressible de paperasse : pour les salariés, le Congé individuel de formation (CIF) permet d’accéder à des formations rémunérées et diplômantes. Pour les demandeurs d’emploi, il faut s’adresser à Pôle Emploi ou à certains conseils régionaux. Depuis 2014, les Français disposent d’un Compte personnel de formation (CPF), y compris dans la fonction publique. Entre 2015 et l’automne 2016, selon le site du dispositif, plus de 500 000 formations ont été validées ainsi.

Pour concrétiser sa réorientation, le fromager Sébastien Drique a utilisé une enveloppe perçue dans le cadre d’un plan social pour se lancer dans une formation de quarante-deux heures en produits alimentaires, assortie de stages en boutique. De son côté, l’ébéniste Marc Poutiers a intégré la formation pour adultes en un an de l’école Boulle où il a appris le maniement du bois. «La formation, c’est la partie la plus simple», prévient Stéphanie Maubé. Exception à la règle, Rudy Flochin, ancien du service sports de Canal + et nouvellement tisanier, apprend sur le tas et s’est mis au semis et au binage.

«Canal, c’était le job dont j’avais toujours rêvé quand j’étais gamin donc, au départ, c’était du pain bénit», se souvient-il. Souvent absent le week-end ou en déplacements, il s’est trouvé en porte-à-faux avec sa vie familiale. La rencontre avec un exploitant l’a poussé à s’installer en février dans une petite ville de Bretagne. «Au départ, je l’ai appelé sur un coup de tête avant de prendre conseil auprès d’amis.» Sa femme, enseignante, le soutient et devrait être mutée dans la région. Elle le rejoindra avec les enfants à l’été. Là-bas, il rêve à «un cadre agréable et du temps avec les petits». L’exploitation d’un hectare qui fournit sa société de tisanes, l’Amante verte, produit 250 kilos de plantes par an. Originaire du Pas-de-Calais, il se dit certain de ne pas regretter Paris à l’avenir.

Course d’obstacles

Ce parcours du combattant est fait d’une somme de sacrifices et de déconvenues pas toujours épanouissants au début : pour le fromager Sébastien Drique, il a fallu s’intégrer à Rungis et gagner en légitimité, avant de rentrer dans ses frais. Surtout, donner de sa personne : en cinq mois, il ne s’est accordé qu’un seul jour de congé. La course d’obstacles n’en finit pas pour la bergère Stéphanie Maubé qui s’est heurtée au rejet des syndicats agricoles. Elle raconte : «Il n’y a pas de place pour les nouveaux quand on n’a pas hérité de terres. Les vrais éleveurs ne me reconnaissent pas comme une des leurs.»S’ajoute le découragement de se découvrir très peu décisionnaire. «Même quand on veut bosser jour et nuit, on ne peut pas se développer comme on veut. C’est très réglementé.»

Financièrement, mieux vaut être épaulé par des proches aux revenus stables ou avoir des deniers de côté car les nouveaux entrepreneurs se payent rarement avant trois ans. Rudy Flochin, qui vend désormais ses infusions gastronomiques à la Grande Epicerie du Bon Marché, a puisé dans un héritage : «Sans argent je ne l’aurais pas fait. On a réfléchi, fait des calculs. On ne deviendra pas millionnaires mais si on arrive à en vivre correctement, c’est déjà bien.» De son côté, Stéphanie Maubé diversifie son activité avec du tourisme vert, malgré le créneau de niche de l’agneau de prés salés «très demandé». «J’ai emprunté, je travaille seule et j’arrive à peine à me payer. Peut-être que l’exploitation ne sera jamais rentable…»

Selon le Fongecif Ile-de-France, 63 % des bénéficiaires d’une formation hors temps de travail ont connu une reconversion. Les autres retrouvent parfois leur ancien poste. Pour certains, le changement de vie n’est pas concluant. Pour d’autres, comme Marc Poutiers, il a porté ses fruits : «Je suis ravi quand je retourne boire des coups avec mes anciens collègues. Mais je me dis que je ne pourrais plus jamais avoir leur vie.»

Clémentine Gallot

Libération 03/04/2017