Mzé, wesh, cambou… La banlieue veut ses entrées dans le dico

D’où viennent les nouvelles expressions utilisées par les jeunes des quartiers et quelle frontière ce langage crée-t-il dans la société ? C’est sur ces questions que travaillent les élèves de l’Ecole de la deuxième chance de Marseille et le journaliste Vincent Desombre, qui souhaite créer un dictionnaire de ces nouveaux mots.

Est-ce que «Tu me deuh» prend un «é» à la fin ? «Trop l’seum», déjà dépassé ? Peut-on définir précisément «wesh» ? Dans l’amphithéâtre cet après-midi, ils sont une quinzaine à plancher sur le sujet. La parole est à Vincent Desombre, qui préside la séance. «Vous me dites si je prononce bien, parce que je ne parle pas jeune, moi…» s’excuse le néo-quinqua devant un paperboard encore blanc. Face à lui, les apprentis-académiciens – tous riches d’un vocabulaire qu’on n’utilise pas sous la Coupole – n’ont pas plus de 20 ans. Tous sont stagiaires à l’Ecole de la deuxième chance, l’E2C pour les intimes de la structure installée dans le XVe arrondissement de Marseille. «Les quartiers Nord», comme on dit ailleurs en France. Les élèves de l’école disent «le quartier», tout court. Leur langage, ses codes et ses usages, c’est justement ce que le journaliste-documentariste Vincent Desombre a eu l’idée d’explorer à travers un dictionnaire d’un nouveau genre. Depuis janvier, il travaille avec un groupe sur l’élaboration d’un lexique qui recense les mots utilisés quotidiennement par les jeunes.

Le langage du quartier pioche dans tout ce qui l’entoure, y compris dans les vieilles marmites. Les vieux Marseillais n’aimaient pas qu’on les «emboucane» (qu’on leur «tape sur les nerfs») ; Khouloud, 17 ans, n’aime pas qu’on la «cambou». Parfois, l’origine est plus floue, comme pour le très populaire «le sang». «Maintenant, on dit plutôt « le S » ou « la veine »», corrige Sandra. «Le sens aussi a évolué. Au départ, « le sang », c’est pour la famille, quelqu’un de très proche. Genre « lui, c’est le sang. » Maintenant, c’est pour tout. Par exemple, tu peux dire : « Le S, t’as pas un stylo ? »» Le tout évolue au rythme des modes. C’en est presque fini du «trop le seum» («trop la lose»), aujourd’hui, on dit plutôt «c’est la hèss». Certaines expressions perdurent, comme «tarpin», pour «très», ou l’incontournable «wesh», importé de l’arabe. «Ça veut dire « quoi », explique Khouloud. En fait, c’est un passe-partout, ça veut dire plein de trucs !» Sandra se marre : «Dans dix ans, même le Président va le dire !»

Hiérarchie par le verbe

Pour l’instant, le Président comme les autres politiques ont du mal à se faire comprendre dans le quartier. Si la jeunesse était «la priorité» du programme de François Hollande en 2012, cinq ans plus tard, le bilan n’est pas brillant : le chômage des moins de 25 ans dépasse toujours les 20 % et les différentes mesures prises sous le quinquennat – emplois d’avenir, encadrement des stages, droit au retour à la formation… – n’ont pas permis d’inverser la donne. Pas étonnant que le sujet peine à se faire une place dans cette campagne présidentielle. Les hommes politiques ne s’adressent plus à la jeunesse ? De toute façon, la jeunesse de l’E2C n’avait pas envie de les écouter. Question de langage, là encore. Leur vocabulaire, c’est celui des «payots», des «bojes», des «Français de Paris», tente d’expliquer Françoise, 23 ans. «Ce sont des gens de la haute société, qui parlent bien, avec les ponctuations, les conjugaisons, pointe aussi Echati, 20 ans. Hollande, il s’exprime bien… Entre lui et nous, c’est le jour et la nuit !» Khouloud, elle, se sent très loin de tous ceux qui, au-delà de la classe politique, parlent «à la bourgeoise» : «Pour eux, on est des mauvaises fréquentations, ils nous prennent de haut…»

Cette hiérarchie par le verbe est l’un des nœuds révélés par ces ateliers. «Derrière les mots, il y a des mécanismes de pouvoir, relève Vincent Desombre. On a créé une norme avec notre langage, et pour ceux qui ne l’ont pas, c’est très violent. On est des bourgeois, des nobles… Les jeunes se placent dans une position de dominés.» Vincent Desombre n’est pas marseillais d’origine. Il vient de Touraine, «le berceau de la langue française, comme l’écrivait Alfred de Vigny». Le réalisateur ne s’était jamais posé la question de sa langue avant de s’installer à Marseille, il y a vingt ans. «C’est là que je me suis aperçu que j’avais un accent. Pour les gens du Sud, je parlais pointu.»

La place de l’accent et les discriminations qui l’accompagnent, il décide d’en faire un documentaire (1). «Après ce film, j’avais envie d’approfondir le sujet, explique-t-il. Quand j’ai rencontré les gens de l’Ecole de la deuxième chance, je leur ai proposé un atelier dont l’objectif était de prendre conscience de la manière dont s’exprimaient les jeunes stagiaires et, pour une fois, d’aborder ce langage non pas en termes de correction, mais en valorisant leur façon de parler.»

«Là que tout commence»

Pour l’E2C, qui accueille depuis 1997 des jeunes en décrochage scolaire pour les remettre sur les rails de l’emploi ou de la formation, l’idée fait sens. «La question n’est pas de corriger leur langage, mais de prendre conscience que ce qui est normal dans un environnement ne l’est pas dans l’autre, insiste Gilles Bertrand, le directeur de l’E2C. Comprendre que c’est un registre de langue parmi d’autres, que le langage que l’on a avec ses amis n’est pas forcément approprié dans le monde du travail et la vie de tous les jours.» Dans les échanges avec les chefs d’entreprise travaillant avec les stagiaires, la question du langage et de l’attitude des jeunes recrues revient souvent. «L’expression qu’utilisent le plus les patrons, c’est « ils parlent quartier », relève Serge Raysseguier, formateur de français à l’E2C. Ce sont quelques mots qui ne vont pas, qui ne correspondent pas au monde très conventionnel du travail. Mais beaucoup de stagiaires font la différence et savent s’adapter.»

Pour d’autres, la frontière est plus floue. Quand Vincent a présenté son atelier aux élèves, certains n’ont pas tout de suite compris la démarche. Sandra, 18 ans, trouvait qu’elle n’avait pas d’accent. «J’ai du mal à faire la différence entre les façons de parler», confie la jeune fille.

Ce sera le premier travail de Vincent Desombre : amener le groupe à prendre conscience des spécificités de leur phrasé. Pour cela, le réalisateur a mis en place différents jeux : les stagiaires ont d’abord raconté leur histoire et parlé de leur langue maternelle, qui n’est pas toujours le français. Puis ils ont tenté de définir les contours de ce nouveau langage à l’occasion d’entretiens filmés. «Ce n’est pas comme du français, c’est un peu nous qui l’avons inventé», explique ainsi Josué, un stagiaire de 17 ans. Les mots et expressions sont glanés un peu partout, dans les émissions de télé-réalité, dans les chansons, ou ramenés du pays d’origine des parents. Arabophone ou pas, «si tu me deuh(é), tu me saoules», traduit Sandra. «Enjailler» («s’amuser») vient de l’ivorien, qui l’a peut-être emprunté à l’anglais «enjoy». Un «mzé» («un collègue») est directement importé des Comores. «On mélange toutes les langues en fait, remarque Soumaya, 19 ans. On va mettre de l’arabe, du comorien, du gitan dans notre français, et tout ça c’est dans le quartier.»

Walid, 26 ans, a pris conscience de l’importance du langage il y a quelques années déjà. Aujourd’hui médiateur auprès des jeunes de l’école, il a lui aussi été stagiaire à l’E2C. S’il surfe désormais avec aisance dans tous les registres de la langue, lui aussi a longtemps «parlé quartier».«Quand je suis arrivé d’Algérie, à 10 ans, je ne savais dire que bonjour et bonsoir, raconte-t-il. Le français, je l’ai appris dans les rues du XVe. Cette façon de parler n’est pas considérée comme un langage de jeunes, mais comme un langage de quartier. Et ça, ça fait peur.»

Garants de la langue

Françoise l’a bien compris : «C’est vrai qu’on parle mal de la bouche, mais on n’est pas méchants, insiste-t-elle. Par exemple, à ma copine, je vais lui dire « salope », mais c’est affectueux. Et je ne vais pas parler comme ça à un patron, question de respect !» Question de «code», réplique Walid : «On est dans une société où si tu n’acceptes pas les codes, tu n’es pas accepté. C’est une arme, le langage. J’ai compris que si je changeais ma façon de parler, on allait me prendre au sérieux.» Pour le jeune homme, le déclic est venu de la lecture de l’Etranger de Camus. «Je suis tombé amoureux de cette langue, confie le médiateur. Bien parler, j’en fais un combat personnel, c’est là que tout commence. Penser que ces jeunes sont condamnés à n’avoir que 450 mots à leur vocabulaire contre 2 500 en moyenne… Aujourd’hui, j’essaie de leur faire passer le message.»

Pour certains stagiaires, l’atelier de Vincent Desombre a agi comme un révélateur. «C’est notre choix de parler comme ça, précise Khouloud. Y a plus de délire, on rigole. Mais avec ce projet, j’ai pris conscience qu’on avait vraiment un langage différent. Y a plein de mots qu’on dit que Vincent ne connaissait pas. Ce travail nous permet aussi de lui apprendre quelque chose. Et peut-être que dans quelques années nos mots seront aussi dans le dictionnaire ?»

Justement, Vincent Desombre aimerait soumettre son lexique aux garants de la langue par excellence : les académiciens. Il imagine organiser, l’an prochain, une rencontre à Paris, sous la Coupole. «L’idée, c’est que les jeunes arrivent en montrant que leur langage a une valeur, que dans quelques années, certains mots qu’ils utilisent seront peut-être utilisés par tous, plaide-t-il. Leur langage fait partie de la richesse de la langue française, au même titre que l’argot ou le titi parisien. Et je crois que ces deux mondes que tout semble opposer peuvent se comprendre. Ils partagent le même amour des mots sans même l’imaginer.»

(1) Avec ou sans accent, rediffusé en janvier sur France 3.

Libération 14/04/2017