L’hôpital, l’intelligence artificielle et le patient

#Mutations. Dans sa chronique, Vincent Giret, journaliste au « Monde », explique la démarche des économistes Nicolas Bouzou et Christophe Marques qui se penchent sur les moyens nécessaires à la transformation de l’hôpital pour en faire profiter le plus grand nombre.

Un lieu unique, vital, ultrasensible est entré dans l’ère des innovations radicales. Un cas d’étude, autant qu’une métaphore : l’hôpital. Les nanotechnologies, les biotechnologies, le big data et les sciences cognitives (NBIC), ces quatre domaines de recherche à l’essor fulgurant, ont fait entrer la santé et notre système de soin dans une « grande transformation ». Avec une promesse réjouissante, l’avènement d’une médecine à l’efficacité décuplée.

Comment adapter et réinventer au plus vite l’hôpital pour en faire profiter le plus grand nombre ? Dans une note passionnante (« Hôpital: libérer l’innovation », Fondapol), deux économistes ont tenté de prendre la mesure concrète de ces innovations « disruptives » et surtout d’identifier les leviers de transformation.

Leur démarche est originale. Nicolas Bouzou et Christophe Marques ne sont pas partis de l’approche classique – comptable – mais des technologies elles-mêmes. En renversant la logique, ces experts en microéconomie n’oublient pas pour autant les contraintes financières, mais ils placent au cœur de leur démarche les usagers de l’hôpital : les patients d’abord, mais aussi les médecins et les personnels de l’institution. « Les avancées attendues en télésanté, en intelligence artificielle et en génétique vont propulser l’avènement d’une médecine plus prédictive, préventive, personnalisée et participative », écrivent les auteurs.

Télémédecine et robotique

La télémédecine va d’abord permettre un accès au soin « de partout et à tout moment ». L’e-santé recouvre l’ensemble des usages numériques au service de la prévention et de l’offre de soins. Elle englobe à la fois des applications grand public pour smartphone, des actes de télémédecine ou encore l’usage de systèmes d’information par les acteurs de santé. Premier constat : la télémédecine est sous-développée en France. C’est pourtant un outil décisif pour combattre la désertification médicale. « Les visio-consultations deviendront la principale porte d’entrée des parcours de soins », estiment ces économistes.

Deuxième constat, les hôpitaux alimentent de formidables bases d’informations cliniques quasiment inexploitées : « Leur partage sécurisé et leur traitement à grande échelle par le big data et l’intelligence artificielle permettraient d’améliorer sensiblement la compréhension des déterminants du succès, comme de l’échec, des prises en charge. » Dans biens des cas, « l’intelligence artificielle supplantera l’expertise humaine ».

L’arrivée fulgurante de la robotique à l’hôpital impulse une troisième dynamique. Cette révolution a d’ailleurs déjà commencé. Dans ce domaine, la France a de nombreux atouts, mais souvent mal exploités. Elle manque à la fois de capitaux pour développer et garder ses excellentes start-up de pointe, de vitesse administrative pour délivrer les autorisations de marché, et de volonté politique pour orienter la commande publique.

Changement d’échelle

Les progrès des NBIC laissent enfin entrevoir de nouvelles manières de guérir. Parmi elles, la génomique, l’immunothérapie et les thérapies cellulaires. « Dans ces disciplines, le rythme des innovations thérapeutiques va s’accélérer, obligeant les hôpitaux à gagner en flexibilité pour entrer dans une logique d’adaptation en continu », constatent Bouzou et Marques.

Les hôpitaux sont depuis toujours des hauts lieux d’innovation clinique. Mais l’ère des transformations radicales commande un changement d’échelle. L’hôpital affiche quinze ans de retard dans le seul domaine du numérique. Les auteurs préconisent un programme d’adaptation en trois volets. Intégrer d’abord aux hôpitaux des incubateurs pour les start-up.

Objectif : rapprocher les jeunes entreprises innovantes de leur client final pour les aider à développer des produits adaptés aux besoins et aux contraintes du terrain. Ensuite, introduire de nouveaux outils de financement de l’innovation hospitalière en sollicitant notamment des fonds privés.

Pression sur l’Etat

Les auteurs préconisent l’expérimentation de Health Impact Bonds. Inventés en 2010 par les Britanniques pour accélérer le développement de l’économie sociale et solidaire, ces véhicules financiers révolutionnaires sont désormais expérimentés en Europe et aux Etats-Unis : le privé prend les risques et sélectionne les projets, la puissance publique ne rémunère que lorsque l’efficacité des innovations a pu être prouvée…

Enfin, les auteurs mettent la pression sur l’Etat et le régulateur public : ils préconisent « un programme radical de simplification et une adaptation rapide et évolutive de la réglementation, des régimes d’autorisation et des tarifs réglementés ». Un gros morceau.

Impossible ? Pas sûr. Les esprits ont beaucoup évolué à l’hôpital. Dans son dernier livre (Homo Artificialis, Ed. Michalon), le professeur Guy Vallancien raconte cette scène quand la robotique a fait son entrée à l’hôpital : « Les critiques les plus grossières fusèrent : Ce n’est plus de la chirurgie !, Tiens voilà un instrument pour manchots ! »… Vallancien, pionnier de la robotique chirurgicale, préfère taire « par charité chrétienne » le nom de ses collègues qui criaient à la trahison. C’était il y a plus de dix ans. Un autre monde.

« Hôpital : libérer l’innovation », Nicolas Bouzou et Christophe Marques, Fondapol, février 2017, 44 pages, 3 euros.

Le Monde 14/04/2017