A Copenhague, le vélo supplante la voiture

Depuis vingt ans, la capitale danoise investit massivement dans les infrastructures cyclables, faisant du vélo le mode de transport le plus rapide.

Chaque matin, c’est une longue coulée, qui part des périphéries de la capitale danoise pour gagner le centre de Copenhague. Le spectacle est immuable : qu’il vente, pleuve ou neige, dès que la ville s’éveille, les vélos prennent d’assaut ses grandes artères bordées de larges pistes cyclables, passent les ponts, traversent les parcs, et finissent entassés sur des parkings depuis longtemps submergés.

En novembre 2016, un nouveau record a été établi : il circule désormais plus de vélos (265 700) que de voitures (252 600) à Copenhague. Mais la ville veut aller encore plus loin : elle vise 50 % de déplacements à bicyclette d’ici à 2025, ce qui permettrait de réduire encore de 10 000 voire de 20 000 tonnes les émissions de CO2 par an, déjà diminuées de 100 000 tonnes environ.

Au dernier comptage, en 2015, 41 % des 580 000 habitants se rendaient à l’école ou au travail à vélo. Pour les touristes, de plus en plus nombreux à venir essayer Copenhague à bicyclette, il a même fallu éditer un mode d’emploi – en huit langues – pour tenter de minimiser les conflits avec les autochtones. Eux sont instruits des règles d’usage dès leur plus jeune âge.

Deux habitants sur trois ne possèdent d’ailleurs pas de voiture. Henrik Smedegaard Mortensen, le patron de la boutique de location Baisikeli – qui envoie chaque année des centaines de bécanes d’occasion au Mozambique – est l’un d’entre eux. Ce jeune père de famille emprunte celle de son voisin lorsqu’il rend visite à ses parents, à trois heures de Copenhague. Le reste du temps, il circule à vélo ou en triporteur, quand il emmène sa fille de 3 ans à l’école. « Ce n’est pas parce que c’est bon pour l’environnement ou la santé, précise-t-il. Mais un trajet qui me prend trois minutes à vélo demande un quart d’heure en voiture ! »

Atteindre la neutralité carbone d’ici 2025

A la mairie, Morten Kabell, adjoint de gauche chargé des transports, assure qu’« il n’y a pas de recette miracle ». Si Copenhague dispute à Amsterdam la première place de tous les classements mondiaux sur le vélo – au point d’avoir dû embaucher trois personnes à plein-temps pour accueillir les délégations internationales –, c’est simplement parce qu’« elle a fait du bon choix [celui qui doit permettre d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2025] le choix facile, en construisant des infrastructures où les cyclistes se sentent en sécurité ».

Cela n’a pourtant pas toujours été une évidence. Si, en 1949, 45 % des Copenhaguois se déplaçaient encore à bicyclette, ils ne sont plus que 9 % vingt ans plus tard. La voiture a alors détrôné le vélo. Le maire en poste de 1962 à 1976 rêve même de construire une immense autoroute traversant la ville.

Au début des années 1970, les habitants réagissent. Ils sont 150 000 à manifester dans le centre pour qu’on leur rende leur ville, ses trottoirs et ses terrasses. La première crise pétrolière, qui frappe le Danemark de plein fouet, renforce la mobilisation. Pour économiser le pétrole, Copenhague instaure des dimanches sans voiture. Les habitants se remettent au vélo. Le projet d’autoroute est abandonné en 1974.

Trente-deux ans plus tard, la capitale danoise se choisit pour la première fois une maire, la social-démocrate Ritt Bjerregaard, ayant fait activement campagne pour le vélo. « Cela s’est concrétisé par une volonté d’investir, supportée par une vision : faire de Copenhague la meilleure ville cyclable du monde », raconte l’urbaniste Anders Rohl.

Piste cyclable la plus fréquentée du monde

Ancien acteur – il a joué dans Festen de Thomas Vinterberg –, Klaus Bondam est alors nommé adjoint aux transports. Copenhague se prépare à accueillir la COP15 en 2009 : « Le sommet sur le climat fut un flop énorme, mais il a été très bénéfique pour la ville, assure-t-il. Il lui a donné une charpente pour mener des politiques fortes, permettant de se débarrasser de la vanité du politique, incapable de voir au-delà de son mandat. »

Pendant les dix années qui suivent, la municipalité investit un milliard de couronnes (134 millions d’euros) dans les infrastructures, et lance plusieurs projets d’envergure. Une quinzaine de ponts sont édifiés, qui permettent de relier les 372 km de pistes cyclables. Une des principales artères de la ville, Norrebrogade, devient la piste cyclable la plus fréquentée du monde avec près de 40 000 passages quotidiens. Légèrement surélevées par rapport à la route, les pistes cyclables des deux côtés de l’avenue sont élargies et une « vague verte » permet, en maintenant la vitesse de 20 km/h, d’éviter les feux rouges sur 2,2 km.

Un mobilier urbain est imaginé : des rampes sur les escaliers à la gare, des rambardes pour éviter de poser le pied à terre au feu, des poubelles inclinées vers les pistes, des compteurs qui calculent le nombre de passages… « C’est une façon de montrer aux cyclistes qu’on pense à eux et qu’ils sont valorisés », affirme Klaus Bondam.

« Il va falloir faire des choix »

Pour la ville, c’est tout bénéfice, commente l’adjoint au maire Morten Kabell : « Quand des collègues étrangers me demandent comment nous avons les moyens d’investir, je leur demande comment eux ont les moyens de ne pas le faire. » Selon lui, chaque kilomètre parcouru à vélo à Copenhague rapporte 1,62 couronne (20 centimes d’euro) à la société ; un déplacement en voiture coûte 5,63 couronnes par kilomètre.

Mais pour atteindre l’objectif d’une moitié des déplacements effectuée à vélo, beaucoup reste à faire, sachant que la ville devrait croître de 100 000 habitants d’ici à 2025 et que l’inauguration de nouvelles lignes de métro en 2018 et en 2019 risque de réduire sensiblement le nombre de cyclistes.

La majorité de gauche prévoit de doubler les investissements, pour atteindre 30 à 35 millions d’euros par an. « Mais même une quantité énorme de carottes ne suffira pas, constate Morten Kabell. Il va donc falloir faire des choix : enlever des parkings, réduire la largeur des voix réservées aux voitures, donner la priorité aux vélos dans les intersections… »

La Fédération nationale des automobilistes (FDM) est sceptique. « Nous sommes favorables à ce qu’on continue à investir dans le vélo, mais de façon constructive, en essayant d’accroître la mobilité totale, au lieu de jouer la provocation, en faisant tout pour compliquer la vie des automobilistes », lance Torben Kudsk, un de ses responsables. Il critique la généralisation de la limitation de vitesse à 40 km/h et la disparition des parkings : « C’est arrogant de dire que les gens n’ont pas besoin de voitures, et cela manque de réalisme. »

Autoroutes du vélo et intermodalité

Le défi, reconnaît l’adjoint aux transports, est de rallonger les distances parcourues à vélo et d’inciter les habitants en bordure de la capitale à laisser leur voiture au garage, au profit par exemple du vélo électrique. Copenhague mise sur des « super-highways » : une trentaine d’autoroutes du vélo, qui amélioreront les connexions entre la capitale et ses 28 communes voisines.

Autre outil : l’intermodalité. Les Copenhaguois peuvent déjà embarquer gratuitement leur vélo dans les trains régionaux, y compris pendant les heures de pointe. Dès cet été, les 15 000 transfrontaliers pourront voyager en ferry entre Malmö (Suède) et Copenhague.

Mais un changement de majorité à l’issue des élections municipales, cet automne, pourrait ralentir la tendance. La droite fait de la résistance. Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le gouvernement libéral a supprimé des fonds destinés au vélo. « On passe plus de temps à se battre avec les députés pour essayer de les convaincre », témoigne Morten Kabell, qui veut croire pourtant qu’il serait désormais difficile de revenir en arrière dans une ville dont l’identité est désormais pleinement associée à la petite reine.

  • Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante

Le Monde 20/04/2017