Moralisation de la vie publique : “En Suède, la transparence en politique est une valeur profonde”

©JESSICA GOW/EPA/MAXPPP - epa04396871 A girl on a bicycle passes general election posters for the Social Demokrats party and for the Moderaterna conservative party (R) in central Stockholm, Sweden, 12 September 2014. Sweden will hold general elections in 14 September. EPA/JESSICA GOW SWEDEN OUT

Alors que vont débuter au Sénat les débats sur la loi pour la confiance dans l’action publique, Ulla Andrèn, présidente de Transparency International Suède, évoque la rigueur de son pays en matière de morale politique.

Vue de Stockholm, la vie politique française a des allures archaïques. Comment un candidat à la présidentielle mis en examen pour emploi fictif de son épouse et ses enfants a-t-il pu se maintenir jusqu’au bout ? Mystère. Comment tant de parlementaires ont-ils pu faire travailler (ou pas) des membres de leur famille ? Boule de gomme. Comment de nouveaux ministres ont-ils pu être nommés (puis démis) alors que l’irréprochabilité de leur conduite n’est pas établie ? Comment, enfin, le ministre de la Justice lui-même a-t-il pu imaginer porter un projet de loi sur la moralisation de la vie publique alors que son parti est soupçonné d’avoir fait travailler de « faux » assistants parlementaires européens ?

Rien de tout cela n’est concevable en Suède, où tous ces petits arrangements heurtent de plein fouet une culture de morale et de transparence de la vie publique aussi ancienne que solide. Là-bas, les ministres déjeunent à la cantine et voyagent en classe économique pour les trajets courts ; les agences gouvernementales ont droit à une fête annuelle pour leur personnel, dont le coût est contrôlé – trop de vin, et c’est un rappel à l’ordre. Employer un membre de sa famille équivaudrait à un « conflit d’intérêt » inacceptable, et pour la même raison, les parlementaires se retirent des débats quand le sujet concerne leur profession ou leur région d’origine.

 

Elections en Suède en 2014.

Photo : JONATHAN NACKSTRAND

Le contrôle est exercé par un organisme indépendant, le Bureau national de l’audit, ainsi que par la presse qui surveille de près les élus. Et surtout par le tribunal de l’opinion, qui ne pardonne aucun manquement à la morale de la part des responsables politiques : on se souvient de ministres contraintes de démissionner, en 2005, après avoir employé leur nounou au noir ou payé des achats privés avec une carte professionnelle, ou après avoir reconnu ne pas s’être acquittées de leur redevance audiovisuelle.

Alors que les sénateurs français s’apprêtent à débattre du « projet de loi rétablissant la confiance dans l’action publique » – désormais porté par Nicole Belloubet, nouvelle ministre de la Justice –, l’économiste suédoise Ulla Andrèn, 61 ans, cofondatrice (en 2004) et présidente (depuis 2016) de la branche suédoise de Transparency International, ne cache pas que nos habitudes politiques « surprennent énormément les Suédois »… Et encore, elle le dit poliment !

« Ici, aucun candidat à une élection importante n’aurait pu rester en course dans la situation de François Fillon. Il n’aurait simplement eu aucune chance, sa légitimité aurait été anéantie ! » Dans un pays où le principe de transparence (« offentlightetsprincipen »), est en vigueur depuis un texte constitutionnel de 1766, qui consacrait la liberté de la presse, la valeur morale des responsables politiques est non négociable…

“Les Suédois ont un niveau élevé de confiance dans la vie publique et quand cette confiance est trahie, l’opinion réagit extrêmement fort”La Suède est-elle vraiment un modèle de morale en politique ?

Je ne sais pas si nous sommes un modèle – c’est aux autres de le dire – mais il est exact que notre société est extrêmement transparente, et que cette transparence est une valeur profonde. Ici, tout est public : sur une simple demande en ligne, vous pouvez facilement avoir accès à mon salaire, comme à celui de tout citoyen ou responsable politique, ainsi qu’à leurs déclarations de patrimoine, avoirs, ou positions occupées dans diverses sociétés.

Au-delà de cette tradition de publicité – qui date de la loi de 1766 –, la question de l’éthique, même lorsqu’il n’y a pas de faute juridiquement établie, est cruciale pour les Suédois. La corruption, sous toutes ses formes, est vraiment une chose détestée ici, et pour laquelle les citoyens ne montrent aucune complaisance. Nous avons un niveau élevé de confiance dans la vie publique et quand cette confiance est trahie, l’opinion réagit extrêmement fort.

Où ces principes puisent-ils leur origine ?

Certains voient dans notre rigueur morale la marque du protestantisme, même si la Suède est aujourd’hui un pays très séculaire, où la plupart des gens ignorent même que le protestantisme est né en réaction à la corruption de l’Eglise catholique ! Je crois pour ma part que les racines de nos valeurs se trouvent surtout dans l’histoire des XIXe et XXe siècle, au cours desquels la Suède a fait de nombreuses réformes pour se démocratiser.

Après la loi fondamentale de 1766 sur la liberté de la presse, d’importants textes entre 1840 et 1866 ont permis l’avènement des croits civiques, créé le système éducatif, établi la liberté du commerce, réformé le système d’imposition et réorganisé l’administration, avec toujours cette idée maîtresse : les citoyens doivent pouvoir en attendre impartialité, transparence et justice. Au XXe siècle ont émergé les idéologies libérale et surtout social-démocrate, très puissantes chez nous, avec ce principe de base : chacun fait son devoir, et peut réclamer l’application de ses droits, avec confiance dans les autorités. Cette confiance est garantie par la légitimité de la règle de droit, par l’accès de tous à l’information, et par le rôle déterminant et respecté de la presse, qui scrute attentivement toutes les informations à la disposition du public.

De plus, notre vie politique est basée sur des partis puissants, et il a été rarissime dans l’histoire récente qu’un seul obtienne la majorité. Ils doivent presque toujours gouverner par coalition, ce qui permet un équilibre des forces qui, en quelque sorte, contient en lui-même le principe d’un contrôle. Du même coup, la politique chez nous est bien moins personnalisée qu’en France : nous votons avant tout pour un parti, qui doit lui-même garantir la qualité des hommes et femmes qu’il investit.

“Pour nous, l’argent public n’appartient pas à l’Etat en tant que tel, mais aux contribuables”  La relation des citoyens à l’Etat est-elle différente de celle qui prévaut dans les pays latins?

Clairement, pour nous, l’argent public n’appartient pas à l’Etat en tant que tel, mais aux contribuables – qui, rappelons-le, paient des impôts parmi les plus élevés d’Europe. Les responsables politiques ont donc le devoir d’en faire bon usage, et nous avons des règles très fermes : aucun politique, par exemple, n’a de voiture payée par le contribuable, cela n’existe tout simplement pas, c’est impensable. De même, seul le Premier ministre a un appartement de fonction, pour lequel il paie un loyer. Il a aussi une résidence de loisir, le manoir de Harpsund (qu’il utilise peu), légué à l’Etat en 1953 par un industriel à la condition qu’il serve au Premier ministre pendant la durée de ses fonctions.

Les Suédois ont une idée très forte de l’impartialité, et détestent tout ce qui ressemble à du favoritisme ou au fait de profiter de sa position pour en tirer un quelconque avantage. Aucune sorte de népotisme n’est tolérée – employer un membre de sa famille est inimaginable –, et chacun a à cœur de démontrer, par ses déclarations (de patrimoine, de revenus, de positions occupées dans des conseils d’administration…) qu’il est au-dessus de tout soupçon. C’est un préalable à toute parole ou action politique.

Cette exigence s’étend même à la vie privée des responsables politiques…

Oui, car les Suédois attendent d’eux une conduite irréprochable sur tous les plans. C’est ainsi qu’une jeune ministre, l’an dernier, a préféré démissionner après avoir été arrêtée au volant de sa voiture avec 0,2 gramme d’alcool par litre de sang, soit juste au-dessus de la limite autorisée [Aida Hadzialic, 29 ans, Ministre de l’Enseignement secondaire, ndlr]. Cela ne constituait pas un délit grave mais elle a compris qu’elle serait harcelée par les médias sur son rapport à la boisson, et ne pourrait plus rien faire à son poste. Elle est aujourd’hui en retrait de la vie politique, et je suis sûre qu’elle reviendra dans quelques années, quand l’opinion jugera que l’histoire appartient au passé.

“Il me semble juste d’avoir un niveau d’exigence très élevé envers nos dirigeants”N’y a-t-il pas parfois un peu d’excès dans cette rigueur ?

Aucun système n’est parfait… Mais il me semble juste d’avoir un niveau d’exigence très élevé envers nos dirigeants, même si ces standards très élevés limitent le nombre de personnes qui peuvent prétendre à des fonctions politiques, car tout le monde n’est pas irréprochable. Mais pour nous, ils sont une véritable condition à l’exercice de tout mandat. C’est une question très sérieuse : les aspirants ministres subissent des enquêtes poussées sur leur passé avant leur nomination, de la part de la presse et de leur parti, car toute information qui surgirait par la suite serait dramatiquement dommageable à leur action. La surveillance est très étroite et tout le monde ici la juge légitime.

Toutes ces mesures garantissent-elles une confiance authentique et profonde dans l’action publique ?

Le risque zéro n’existe pas : toute décision peut être influencée par votre passé, vos origines, vos relations… Nous avons eu notre part de scandales, mais le niveau de confiance reste élevé : on le voit avec des taux de participation aux élections qui frôlent les 80 % – même si, comme partout, ils tendent à baisser. Cela dit, la confiance, très haute dans les périodes de croissance économique et lorsque notre société était plutôt égalitaire, diminue avec le creusement des inégalités. Des poches de pauvreté sont apparues dans toutes les grandes villes, et là, la confiance dans les responsables politiques disparaît. Ce n’est pas lié à leur éthique, mais à leur efficacité…

D’autre part, il faut distinguer la politique nationale et le niveau local. La Suède est un royaume décentralisé [qui compte vingt comtés et deux cent quatre-vingt-dix communes, ndlr], où de nombreux secteurs sont gérés localement : la scolarité, la santé, le logement, la culture… Les Suédois s’intéressent peu aux élections locales, bien qu’elles aient un grand impact sur leur vie quotidienne, et la presse, élément crucial du contrôle, est très diminuée au niveau régional. On trouve désormais dans les administrations locales de nombreux élus qui ne répondent pas du tout aux standards d’exigence morale qui sont les nôtres au niveau national ! Surtout avec la poussée des Démocrates (extrême droite), qui ont prospéré ces dernières années sur leur discours anti-immigration. Il est clair que rien n’est acquis définitivement. Je dirais même que la tendance récente est plutôt inquiétante…

Télérama 07/07/2017