Paris, ville toujours « inaccessible » pour les jeunes de banlieue

Les milliards investis dans la rénovation urbaine, censée « désenclaver » les quartiers sensibles, n’y changent rien. Adolescents et jeunes adultes issus des classes populaires de banlieue s’estiment toujours aussi « illégitimes » dans la capitale.

Seulement 20 minutes le séparent de Paris, mais Yanis Rezzoug emprunte peu la ligne 5 du métro. Et jamais en « survêt’ ». « C’est impensable d’aller à Paris comme ça, il y a un dress-code là-bas, lance le jeune homme de 19 ans, en pointant du menton son bas de jogging blanc. Je n’imagine pas y aller sans mettre un jean. » Yanis Rezzoug habite aux portes de la capitale, dans un immeuble HLM flambant neuf situé au cœur de la cité Karl Marx, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), et suit des études de sciences-politiques à l’université Paris-VIII de Saint-Denis. De l’autre côté du périphérique, il se sent « indésirable », « inadapté », « surveillé », trop « différent », trop « arabe », trop « stylé banlieue », malgré ses efforts vestimentaires.

Les milliards investis dans la rénovation urbaine, censée désenclaver les quartiers sensibles, n’y changent rien. Adolescents et jeunes adultes issus des classes populaires de banlieue s’estiment toujours aussi « illégitimes » à Paris, comme l’a écrit le sociologue Fabien Truong (Au-delà et en deçà du périphérique, Métropoles, 2012).

Permanence d’une forme d’interdit social

« La rénovation a juste un peu agrandi les barreaux, estime Yasmine Bady, 20 ans, qui habite le quartier de la Noé, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines). C’est plus aéré, plus convivial, plus joli, mais mentalement, on reste prisonnier. Paris nous paraît très loin. C’est une ville qui brille et on a l’impression de faire tâche, comme si nous n’étions pas à la hauteur. » « Il faut avoir du cran pour sortir de cette prison et arriver à passer au-dessus du sentiment que ce n’est pas pour nous », explique Massy Badji, 34 ans, qui a vu la Tour Eiffel pour la première fois à 24 ans et « rêve » d’organiser des sorties à Paris dans le cadre de l’association qu’il a cofondée, Epsylon, à Châtillon (Hauts-de-Seine).

Dans son étude, Fabien Truong ajoute : « Seule une partie de la capitale leur paraît socialement et culturellement accessible. »

Yanis Rezzoug et ses copains s’aventurent rarement ailleurs qu’aux Halles, dans le 1er arrondissement, lieu de rencontre historique des jeunes de banlieue, bien desservi par les transports en commun. « La rénovation urbaine n’a produit aucun changement social, souligne Edouard Zambeaux, présentateur de l’émission « Périphéries » sur France Inter et co-directeur du site Zone d’expression prioritaire (ZEP). Perdure une forme d’interdit social. S’ils y vont, ils se contentent le plus souvent de faire du gare à gare. »

Autrefois carrefour des « dance battles » de Logobi (danse africaine reproduisant des combats de rue), puis théâtre des rixes avec les skinheads, Châtelet-les-Halles est aujourd’hui le fief des « cybers » – comme ils appellent les accros aux réseaux sociaux – et un haut lieu de la drague intercités. « Les Halles, c’est plus une ambiance américaine : il y a de la musique, beaucoup de magasins de baskets et de streetwear qu’on aime, on s’assoit entre potes en mode détente, explique Yanis Rezzoug. Ça change de Bobigny et, en même temps, on n’est pas dépaysé. »

« T’as une cible dans le dos »

Pour Fabien Truong, le quartier est doté de caractéristiques similaires à certains lieux de banlieue, comme le centre commercial souterrain, tout en étant « bien mieux ». Pour y sortir une fille ou pour en rencontrer une. « J’y vais surtout pour draguer, concède en souriant Valoua Touré, 22 ans, de Bobigny, en master d’administration publique à l’université de Paris-Nanterre (Paris-X). En banlieue, le quartier, c’est comme un village. Tout se sait. A Paris, on est plus libre : il n’y a ni frère, ni cousin, ni oncle, ni père à la fenêtre. »

Difficile, en revanche, de trouver ses repères en dehors de ce périmètre. « Oberkampf [11e arrondissement] ou Saint-Germain-des-Prés [6e], par exemple, c’est trop chicos. Si on n’y habite pas, il y a nulle part où traîner », juge Yanis Rezzoug. « T’as une cible dans le dos, ajoute son copain Valoua Touré. Les commerçants te regardent mal, les vigils te surveillent, les serveurs gardent un œil sur toi, les femmes s’accrochent à leurs sacs dans le métro… »

Et les forces de l’ordre ne sont jamais très loin. Y compris aux Halles. Ce jour-là, six policiers procèdent au contrôle d’identité et à la fouille d’une quinzaine de jeunes tranquillement assis dans le petit parc de la place carré. « C’est la honte de nous faire palper devant tout le monde, souffle Anderson, préparateur-commandes de 25 ans aux cheveux gominés, venu du « 9-3 ». On s’est bien habillé pourtant, mais quoi qu’on fasse, au niveau du style, on est différent, et comme on est une bande d’Arabes et de Noirs, on nous repère tout de suite. »

A Bobigny, Manon, 21 ans, qui prépare le concours d’éducateur spécialisé, a mis du temps avant de fréquenter les quartiers de la Bastille et de République : « Il y a quelques années j’avais le look banlieusarde – grosses baskets, grosse doudoune et jogging, raconte-t-elle. Pour être moins regardée, ce qui marche, c’est le look parisien, comme les Stan Smith par exemple. » Plus question, en revanche, de remettre les pieds dans le 8e arrondissement de la capitale : « Les gens sont hyper condescendants et vexants. Dès que tu leur dis que tu habites le 9-3, ils te prennent pour une pauvre fille qui trime. »

« Pourquoi, nous, on ne va pas les voir ? »

C’est le « blanc Paris », comme l’appelle Fabien Truong. « Ils disent : Nous, on est Français. A Paris, il y a des Français-Français ». Pour eux, ça veut dire “Blancs” », explique Olivier Babinet, réalisateur du documentaire Swagger, dans lequel il donne la parole à des collégiens et lycéens d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Dans son film, une jeune fille témoigne : « Quand j’étais partie à Paris (…) ça m’a fait bizarre, parce que j’ai l’habitude de voir des Noirs et des Arabes et là, je voyais que des Blancs. »

Yasmine Bady, de Chanteloup-les-Vignes, se rend régulièrement à Paris. Pour ses cours de danse. Aujourd’hui, elle a parfaitement apprivoisé la Ville Lumière, au point de fréquenter assidûment le « Paris-Musée ». « Quand j’ai commencé à aller voir des expositions, mes copains ont appelé ça « des délires de babtous », comprenez « des délires de Blancs » », se souvient la jeune fille, coauteur de plusieurs « Lettres » dans le cadre du club des ados de Chanteloup-les-Vignes. Après Lettres à La France (Livre de poche, 2016) et Lettres à la Jeunesse (Livre de poche, 2016), elle s’est penchée sur une Lettre à Paris. Une ébauche seulement, qui démarre ainsi :

« Paris est notre idole,

Mais est-ce que tout le monde y est invité ?

Moi, jeune de cité, on oublie souvent de m’y convier.

Dans ma bulle on m’a enfermé

Et lorsque j’y sors, je suis déboussolé »

Face à ce sentiment d’exclusion et de relégation, la Mairie de Paris songe actuellement à changer de « posture ». Parmi les pistes de réflexions, elle envisage, dès la rentrée prochaine, de jumeler quelques classes test de collèges parisiens avec des classes de banlieue. « Depuis toujours, la question se pose de la même façon : comment ouvrir les portes de la capitale aux jeunes de banlieue ? Ce qui induit qu’on a quelque chose de plus qu’eux, estime-t-on à la Ville. Or, si on veut franchir un cap, il faut sortir de cette position condescendante et se mettre sur un pied d’égalité en se demandant pourquoi, nous, on ne va pas les voir ? »
Le Monde 10/07/2017