Les “xennials” méritent-ils vraiment un article ?

A la croisée de la Génération X et des millenials, voici les “xennials”. Si vous êtes né entre 1978 et 1983, ce terme vous désigne, que vous le vouliez ou non. Alors, mot-concept creux ou réel attrait sociologique ?

Le nom effraie presque. Il pourrait être celui d’un médicament, raté : il s’agit d’un tag générationnel. Les Xennials, ce sont ces “adulescents” au creux de la trentaine, à mi-chemin entre la Génération X et les millenials. Nés bien après le disco et bien avant Facebook, ils ont grandi avec Angela 15 ans, Dawson, Daria et Friends – des classiques du divertissement ado. Mais le “xennial” est avant tout un mot hybride théorisé par les journalistes Sarah Stankorb et Jed Oelbaum il y a deux ans de cela. Comme tout buzzword tendance, il provoque raillerie(s) et fascination.

Micro-génération (pas) née sous X

Le xennial a tout de la blague. Le concept émerge d’une confusion. Celle de la journaliste Sarah Stankorb, réfutant les études sociologiques consacrées aux natifs des années 80, dont elle fait partie. A en croire certaines sources, elle serait une fière représentante de la Génération X, et selon d’autres, une millenial pure et dure. Perplexe, elle ironise : “Cela fait de moi une Xennial alors ?“. Née entre la présidence de Reagan et l’administration Carter, sa voix serait celle d’une “micro-génération“, née entre 1977 et 1983, en pleine incertitude identitaire.

Un trouble qu’elle retrouve à travers certains personnages iconiques de son adolescence, comme le lycéen Jordan Catalano, mystérieux beau gosse de la série Angela 15 ans, interprété par le jeune Jared Leto. Pour les fans, le vrai “héros” de la série, c’est lui. Garçon obsédant, Jordan est mutique, ténébreux, insaisissable, chaotique dans ses relations amoureuses. La journaliste en est sûre: elle fait partie de la “génération Catalano“, explique-t-elle sur Slate, de ceux qui n’ont “jamais le sentiment d’être complètement à [leur] place dans ce monde“. De grands gamins bien grunge, quoi.

Et pourtant le Xennial reste sage et s’éloigne des extrêmes d’un Kurt Cobain. Il peine à se reconnaître en la “MTV generation” : ces enfants de la télé nourris aux clips branchés et aux divertissements hystériques, bêtes et méchants, sensibles à cet état d’esprit ravageur, très cynique quasiment nihiliste – celui de Beavis and Butthead et de Daria. En 1991 déjà, The New York Times doutait de l’appellation “MTV Generation”, synonyme marketing de la Génération X, et y voyait l’initiative “de jeunes adultes essayant d’établir leur propre niche culturelle […] quelque chose qui puisse les différencier des hippies, des baby boomers et des yuppies”. Trente ans plus tard, l’histoire se répète : ce qui définit le Xennial, ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas. Sarah Stankorb l’explique :

“J’ai grandi en voulant faire partie de la génération X. Je regardais MTV, [ces jeunes] avaient l’air si cool et merveilleusement mélancoliques. Mais, hélas, ce n’était pas moi. Je n’entrais pas non plus dans la case “Millenials”, qui, lorsqu’ils essaient d’être cool, deviennent des hipsters. Ce faisant, j’ai voulu parler à mes amis du fait que nous n’entrions dans aucune de ces catégories. Je n’étais pas seule, même en tant qu’écrivain, à ressentir le besoin de poser des mots sur cet étrange entre-deux”

Sarah aurait aimé être une “GenX”, comme son grand frère. Issue du roman éponyme de Douglas Copland (1991), l’idée de génération X s’est érigée en concept sociologique sous l’impulsion des chercheurs William Strauss et Neil Howe. Les X sont des gamins désabusés, peinant à intégrer le marché du travail, tourmentés par leurs angoisses existentiels, englués dans leur désœuvrement, aujourd’hui quadras. Si vous êtes nés entre 1964 et 1982, félicitations, vous en êtes. Le “X” est le négatif des modèles parentaux, ces baby boomers qui ont vécu la révolution sexuelle, Woodstock et le plein emploi. La professeur en études américaines Donna Andréolle voit en Friends un condensé de cette génération d’héritiers précaires, fils et filles de divorcés, sans grands idéaux et engagements politiques. Des “idiots névrosés et égocentriques” se gausse Vice

“Trop jeunes pour être vieux, trop vieux pour être jeunes”

Et les xennials dans tout ça ? Le journaliste Jed Oelbaum, collègue de Sarah Stankorb, les décrit en “accident de naissance“, quelque part entre la noirceur des Gen X et l’optimisme des millennials, la lumière et l’obscurité :”nés à l’aube“. Les xennials ont été bercés par les chansons de Korn et la saga des American Pie. Ils n’ont pas grandi avec la culture web, ont envoyé leurs premiers mails une fois arrivés au lycée et aujourd’hui, ils ne peuvent plus détacher leurs yeux de leur smartphone. Leur conviction est d’être nés soit trop tôt, soit trop tard. “Trop jeunes pour être vieux, trop vieux pour être jeunes” décoche L’express. Cet équilibre entre deux âges, le professeur Dan Woodman le fantasme en paradis perdu :

C’était une expérience particulièrement unique. Vous passez votre enfance, votre jeunesse et votre adolescence sans vous préoccuper des réseaux sociaux et des téléphones portables. C’était une époque où nous devions nous organiser pour retrouver nos amis les week-ends en utilisant le téléphone fixe, choisir un moment et un lieu et s’y retrouver””.

Cette pensée vous paraît nostalgique jusqu’à l’absurde ? Elle l’est très certainement. Ce que regrettent les xennials, ce n’est pas leur génération, mais leur jeunesse. Au fond, ils ne pleurent pas une grande époque, mais leur petite enfance. En essayant de nous faire regretter les tubes de Limp Bizkit, les walkman et les téléphones vintage, le concept du xennial nous rejoue la rengaine du “c’était mieux avant”.

Si les enfants du millénaire se définissent en fonction de leur mode de vie actuel, nous-autres Catalano nous identifions plus au passé; nous nous raccrochons à des symboles culturels” reconnaît Stankorb.

Mais la madeleine de Proust a un goût plutôt rance. “Cette sorte de nostalgie régressive, nos parents ne l’ont certainement pas connu” observe Samuel Dock, psychologue clinicien et spécimen malgré lui de la génération Y. L’auteur du Nouveau choc des générations (Plon, 2015) envisage en cette régression un fantasme, “celui de se laisser porter et sécuriser face à un monde perçu comme extrêmement agressif et angoissant“. Et peine à croire en la solidité théorique de cette rétromania en forme de micro génération  :

“Cette tendance à s’affubler de panoplies identitaires me pose question. Si cela ne signifie rien de l’individu et de sa singularité, l’invention d’un tel marqueur démontre que nous vivons une crise de sens : on regrette une époque où l’on était pas confronté à la responsabilité de nos choix, où le monde nous semblait plus doux. Dépossédé des grands idéaux politiques, philosophiques, économiques, l’individu se brode une néo mythologie composée de séries télévisées et de rétro gaming pour finalement parer à certaines angoisses identitaires. Les xennials ne regrettent pas de grands idéaux philosophiques, mais Dawson et Sauvés par le Gong. C’est assez inquiétant en terme de théorisation”

Talkin’ about my generation 

Ironie de la chose : pour quelqu’un de “trop jeune”, le xennial  n’a rien de neuf. Il incarne ce concept popularisé par Tony Anatrella au milieu des années 70 : l’adulescent. Soit “des jeunes qui, entre 24 ans et le début de la trentaine, cherchent à devenir psychologiquement autonomes“, Le phénomène d’adulescence n’a pas attendu les spectateurs de Dawson pour pointer le bout de son nez, puisqu’il s’est affirmé dans le courant des années soixante. Il ne concerne pas seulement “ces jeunes qui ne parviennent pas à renoncer aux hésitations de l’adolescence pour accéder à un autre âge de la vie” mais la société toute entière. Une société qui a délaissé la sacralisation de la vieillesse pour s’adonner à un culte de la jeunesse et de ses valeurs : le ludisme, l’imaginaire, l’émotionnel, le narcissisme, l’immaturité. Les adultes n’en ont plus que le nom : ils sont devenus des post adolescents. Ou des xennials, si vous voulez.

Ce culte de l’adolescence traverse toutes les classes d’âge, c’est un phénomène transgénérationnel, une culture de la régression nourrie par la publicité, qui alimente cette fascination pour sa propre enfance, forcément idéalisée, merveilleuse, cette tentation de l’innocence” analyse la sociologue Monique Dagnaud (Génération Y: Les jeunes et les réseaux sociaux, de la dérision à la subversion), pour qui la post adolescence “s’étire jusqu’aux 30-35 ans“.  Cette interminable adolescence où l’adulte n’en finit jamais d’être jeune, le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, la nomme “la maturescence” : l’idée selon laquelle la maturité ne serait plus une destination, mais un processus. Les Xennials représentent une époque où “les enfants aspirent à être déjà des adolescents, et les plus vieux rêvent de redevenir jeunes : tout le monde veut être jeune sauf les jeunes !“.

Dans l’air du temps ?

Pour le sociologue Serge Guérin, (La guerre des générations aura-t-elle lieu ?, Calmann-Levy), les xennials nous font entrer dans “une forme de flou des âges“, tristement contemporain. Un concept aux allures de mauvaise pub ciblée.  “Si une génération est formée par des contemporains qui partagent un imaginaire commun, le sentiment d’avoir vécu les mêmes événements, la profusion et l’accélération des générations renvoie à l’idéologie du neuf, au marketing de la nouveauté, à l’inflation du rien.” déplore t il.  Il faut dire qu’au fond, le Xennial est un “produit” profondément moderne. Son acharnement à se distinguer des autres générations à grands coups de marqueurs identitaires imbibés de pop culture en fait un véritable enfant du web social, soucieux de résumer son adolescence en tags épars, en listes de séries relativement cultes et en avatars “pop”, qu’il édifie un peu trop vite en alter ego définitifs ; Angela 15 ans devenant la photo de profil Facebook de sa génération.

En filigrane, l’insistance du xennial à attribuer au passé un sens collectif qu’il ne possédera peut-être jamais a tout du cheminement initiatique. “Ce désir de retrouver cet « être au monde » de l’adolescence témoigne d’un besoin identification, d’une angoisse autour du sens et de la construction de soi” développe Samuel Dock. Sous couvert de concepts choc qui claquent, cette recherche du temps perdu l’érige en post adolescent parfait, conforme aux thèses du psychanalyste Anatrella :

“Les post-ados cherchent à réécrire psychologiquement ce qu’ils ont vécu et découvert au cours de la puberté et de l’adolescence. La post-adolescence est surtout marquée par la nécessité de consolider la qualité du self, afin d’être soi-même. […] Nous sommes dans une ambiance vraiment paradoxale : d’une part, on prétend rendre autonomes le plus tôt possible les enfants, dès la crèche et l’école maternelle ; en même temps, on observe des adolescents, et surtout des post-adolescents, qui ont du mal à effectuer les opérations psychiques de la séparation”

Certes, cette impossibilité du deuil se traduit par quelques regrets puérils, comme le souvenir d’une jeunesse sans réseaux sociaux à l’heure des fils Twitter. Mais Jed Oelbaum nous invite à chercher plus loin. Il conclut : “Nous autres Xennials sommes tristes et cyniques…ou peut-être est ce juste moi“. Voici l’intérêt du concept de “micro génération” initié par les xennials : ce “et juste moi“, suggère que toute génération est l’expression du “micro”, c’est à dire du “petit”, de l’intime, du soi, et non du groupe. Que chaque théorisation générationnelle est avant un moyen pour l’individu de chercher un sens à sa propre singularité : à son self. Une quête universelle par excellence. Peut être sommes nous tous un peu xennials ?

par Clément Arbrun

Les Inrocks le 12 juillet 2017