La voiture du futur, c’est beaucoup plus qu’une révolution automobile

PROSPECTIVE. Transports, routes, assurances, fiscalité, commerce : si des voitures robots se mettent à écumer les villes, c’est tout une série de secteurs économiques qui vont se transformer.

Les faits se sont déroulés il y a plus d’un siècle, aux premiers tours de roue de l’automobile. A l’époque, les chevaux et leurs excréments polluaient les routes, généraient de nombreux accidents mortels – il faut dire que les cochers n’étaient pas toujours bien nets, surtout en fin de journée, et ces animaux pas toujours maîtrisés. Alors, quand les voitures à moteur ont commencé à prendre la route, les pourfendeurs de l’hippomobile se sont vite engouffrés dans la brèche, plaidant la salubrité publique et la sécurité collective pour lancer au galop les véhicules modernes. Auraient-ils jamais imaginé que ces engins à moteurs reconfigureraient totalement l’aspect de nos villes et campagnes en quelques décennies ?

L’histoire se répétant parfois, les avocats de la voiture électrique, partagée et autonome, relaient aujourd’hui un discours similaire. Il y a dix ans, les chercheurs du groupe Smart Cities du Massassuchets Institute of Technology (MIT) turbinaient déjà sur le concept de la City Car, des petites voitures électriques (pour préserver l’environnement) qui se garent comme des chariots de supermarché (pour libérer l’espace au sol) et se louent à proximité de noeuds de transports en commun – soit une « mobilité urbaine personnelle beaucoup plus durable que la voiture individuelle », dixit William Mitchell, le directeur de l’équipe.

Bien entendu, nous n’y sommes pas encore – même si certains projets commencent à préfigurer la fin de la voiture personnelle. Et il faudra a priori attendre au moins une dizaine d’années, voire deux ou trois décennies, avant de voir l’effet de ces engins sur notre existence. En attendant, on peut extrapoler les mille conséquences potentielles de la voiture-robot, « la mère de tous les projets d’intelligence artificielle, et le plus complexe » selon Tim Cook, patron d’Apple .

« Son avènement va avoir des effets directs ou indirects sur quasiment tous les secteurs économiques, privés comme publics », présuppose d’emblée Joël Barbier, le directeur du département Digitalization de Cisco, actuellement chercheur associé à l’École de management de Lausanne. « Tout cela devrait commencer aux Etats-Unis, où les Etats se font concurrence pour attirer les nouveaux emplois ; au Japon, le pays des robots et des seniors ; ou en Chine, où les autorités peuvent prendre des décisions radicales du jour au lendemain », anticipe Gabriel Plassat, prospectiviste à l’Ademe, qui prédit un gigantesque « effet domino ».

) Premier touché, l’écosystème auto

L’écosystème le plus proche de l’épicentre du tremblement de terre qui s’esquisse, c’est évidemment le monde automobile. A vrai dire, les constructeurs ressentent déjà les premières secousses. Face à l’irruption des acteurs numériques dans leur pré-carré, les industriels sont en train de revoir leur politique d’investissement pour la tourner davantage vers le logiciel et les services. Selon PwC, le « software » représentera la moitié du coût d’un véhicule en 2030, contre le quart aujourd’hui. Reste qu’ils ne sont pas les seuls concernés. Si la voiture autonome obère la plupart des accidents, quid des garagistes, qui tirent un large revenu de la tôle froissée ? Quid des concessionnaires et des loueurs, si la voiture robot n’est plus proposée comme un bien mais comme un objet en libre-service (ce qui arrivera, vu le prix attendu de ces engins) ?

) La logistique et les transports

Au-delà de ce premier cercle, les activités qui se nourrissent de l’automobile au sens large vont également vite être secouées. Il y a la logistique et le transport, qui devraient se métamorphoser avec des trains de camions autonomes sur autoroute et des petits vans automatiques dans les villes. D’après les consultants de McKinsey, les économies potentielles se chiffreraient pour les seuls Etats-Unis en centaines de milliards de dollars annuels – les salaires des camionneurs et des livreurs (lire ci-contre). On craint également pour la survie des auto-écoles si plus personne ne conduit avec ses mains et ses pieds, ou des voituriers, s’il n’y a plus besoin de trouver une place dans les quartiers encombrés.

) Infrastructures et travaux publics à adapter

Tout cela bousculera aussi les entreprises de travaux publics, sommées de construire des chaussées adaptées (et d’installer les lampadaires avant tout pour les piétons et non plus pour les automobilistes), ou les gestionnaires d’autoroutes, qui ne devraient plus avoir besoin de gérer des péages – puisque qui dit voiture autonome dit voiture connectée. Même les éboueurs ont du souci à se faire, avec des camions poubelles robotisés venant récupérer nos déchets seulement quand ce sera nécessaire, et non plus à intervalle régulier.

) Séisme en vue pour l’assurance

Plus important, l’impact sera également manifeste sur les assureurs, qui auront fort à faire pour obtenir autant de revenus avec une offre « cybersécurité »… « Cela va complètement refaçonner l’assurance auto, au point de faire disparaître des acteurs du secteur et de diminuer de façon très significative le marché », juge sans fard une récente étude de Fitch, qui estime que les dégâts vont progresser ces prochaines années au vu du prix des capteurs et du logiciel des voitures autonomes, avant de s’effondrer faute de dommages. Il est en effet admis chez les constructeurs automobile qu’environ 90 % des accidents sont de cause humaine.

) Une aubaine pour les médias ?

En revanche, les médias, l’édition et les acteurs du divertissement salivent d’avance. L’augmentation du temps de cerveau disponible devrait favoriser leurs affaires. Si chacun passe 25 minutes de plus en ligne sur son fauteuil, c’est un marché supplémentaire de 140 milliards de dollars qui s’offre à eux rien qu’outre-Atlantique, selon les calculs de McKinsey.

) Immobilier, hôtellerie et commerce, victimes collatérales

Et puis il y a tout ce qui touche au foncier, à l’urbanisme et à l’immobilier. A Paris, on compte beaucoup de routes, et quelque 145.000 places de stationnement. Aux Etats-Unis, l’automobile trusterait le tiers de la surface des grandes villes… Supprimer les parkings de centre-ville, devenus inutiles, bousculera le secteur immobilier. Imaginez la joie des promoteurs devant cet océan de mètres carrés à bâtir – ou la peine des agents immobiliers avec l’effondrement concomitant du prix des logements…

Quand les feux tricolores disparaîtront, quel commerce ou annonceur ira se battre pour une vitrine donnant sur les voitures qui attendent ? Comment les commerçants vont-ils gérer le fait qu’une voiture autonome puisse remplir son coffre avant d’aller chercher son passager ? Les motels situés à côté des axes de communication subsisteront-ils, alors qu’il sera sans doute plus confortable de passer la nuit dans le lit de la voiture pendant qu’elle roule pour vous emmener en vacances ? Sven Schuwirtz, le patron du numérique chez Audi, pense que les gens préféreront cette solution d’ici vingt ans…

) Et le fisc dans tout ça ?

Last but not least, depuis l’invention de la vignette dans les années 1950 – sans parler des PV de stationnement et des radars-, les autorités ont trouvé en la voiture une source de revenus certains. Sans automobiliste bafouant le code de la route, les pouvoirs publics devront changer l’affectation des policiers de la route, voire baisser leurs effectifs, faute de travail ou de moyens. « Il y aura un travail sur la fiscalité à effectuer. On peut imaginer une taxe au kilomètre parcouru, plus élevée en période de pointe », avance Gabriel Plassat.

Ceci n’est encore qu’une fiction. Mais avec ces phénomènes exponentiels, il y a toujours une gestation très lente, puis une phase d’hyperaccélération. « Si on réagit à ce moment-là, c’est trop tard », souffle Joël Barbier. Avis aux intéressés.

Julien Dupont-Calbo

Les Echos  05/09/2017