L’économie mondiale a besoin de nouvelles boussoles

PIB, emploi, revenus… Les indicateurs qui fondent l’économie ne sont plus suffisants. Pour un développement durable, il faut d’autres instruments.

Sur quoi nous fondons-nous pour évaluer la réussite ou l’échec économique des gouvernements ? Sur quelques indicateurs qui nous renseignent sur l’évolution du Pib, l’emploi, les revenus, les finances publiques… Or ces données chiffrées sont des « boussoles faussées » qui nous orientent vers des « horizons trompeurs ». Des boussoles faussées, parce qu’elles rendent compte très imparfaitement des réalités qu’elles prétendent décrire. Des horizons trompeurs, parce qu’elles entretiennent l’idée que l’objectif primordial de toute politique économique est la croissance, et qu’elles négligent deux enjeux essentiels : le bien-être des populations et la « soutenabilité » du développement. Il est donc urgent de construire, dans ces deux domaines, des indicateurs pertinents pour nourrir le débat démocratique et orienter l’action des gouvernements : tel est l’objet de ce livre souvent austère, mais qui défriche un large champ de réflexion.

Huit composantes du bien-être

D’abord, le bien-être. Comment le mesurer ? Les « indices de développement humain », inspirés par Amartya Sen, et publiés annuellement par l’ONU pour tous les pays de la planète, avaient ouvert la voie en associant au Pib par habitant des critères relatifs à l’éducation et à la santé. Nos deux auteurs vont plus loin en identifiant les huit composantes qu’ils estiment constitutives du bien-être : le revenu, l’emploi, la santé, le niveau d’éducation, le temps libre, le lien social, le sentiment du « bonheur » exprimé par les individus, et enfin la qualité des institutions. Avec, sur chaque point, la recherche systématique des données disponibles, et le souci de dissiper les « illusions statistiques ». Ainsi, pour le revenu, la croissance du Pib est un indice trompeur : elle a été de quelque 12 % aux Etats-Unis dans les cinq dernières années, alors que le revenu médian des ménages a reculé de 3 %, signe de l’aggravation des inégalités. De plus, cette autre composante du bonheur matériel qu’est l’espérance de pouvoir grimper dans l’échelle des revenus – indissociable du « rêve américain » – a fortement régressé. Même travail de recherche et de mesure dans des domaines plus difficilement quantifiables comme le temps libre (à partir des enquêtes sur les emplois du temps ou les loisirs) ou le caractère plus ou moins démocratique des institutions (à partir des enquêtes des ONG).

Sur l’autre dimension majeure du « nouveau monde économique » – la soutenabilité du développement -, les données concernant le changement climatique, la biodiversité ou la préservation des écosystèmes sont de plus en plus fournies, mais nécessitent, là aussi, un examen critique. Par exemple, l’Union européenne a atteint les objectifs du protocole de Kyoto (1997) sur la baisse de ses émissions de gaz à effet de serre, mais ce résultat ne tient pas compte des émissions occasionnées par la fabrication des produits qu’elle importe, notamment du fait des délocalisations : ainsi corrigée, la « performance » européenne disparaît. Les auteurs passent en revue les tentatives les plus notables de création, par des équipes privées ou publiques (universités, Banque mondiale, ONU…) d’« indicateurs de soutenabilité », en s’attachant par exemple au chiffrage des différents types de « capitaux » (capital manufacturé, humain, social, naturel, scientifique).

Le message d’un indicateur

La réflexion est riche et l’ouvrage met bien en évidence la nécessité de renouveler les balises qui guident les politiques publiques. On peut cependant formuler deux réserves. D’abord, le risque d’arbitraire est sous-estimé : le message d’un indicateur dépend des variables qu’on y intègre, donc des préférences politiques de ses concepteurs. En outre, la dernière partie, consacrée au changement des comportements et des politiques face aux nouvelles contraintes écologiques, en définit bien les conditions internes – l’activation d’une démocratie « participative » et « militante » – mais néglige le fait que ce changement tient, pour une large part, aux rapports de force entre nations. Les opinions publiques peuvent certes peser – on commence à le constater, même en Chine ou aux Etats-Unis – mais leur motivation est affaiblie par le caractère désordonné et parfois contradictoire des données publiées. Ce qui prouve, comme le reconnaissent les auteurs, que les scientifiques et les producteurs de statistiques ont encore du pain sur la planche.

  •  G. Moatti Les Echos 15/05/2015