Gare au  » bonheur total  » !

Obsédées par la recherche de la perfection dans le plaisir, certaines entreprises font du moindre affrontement un élément suspect à corriger sans attendre. D’où le péril à créer un système où rien ne dépasse. Une sorte de régime totalitaire : celui du  » fun « . En portant le message que tout le monde doit travailler dans le plaisir, c’est faire se sentir coupables ceux qui n’adhèrent pas pour des raisons qui peuvent être toutes personnelles et conjoncturelles. De même qu’il faut à un individu traverser des épreuves pour se forger un caractère et se renforcer, une entreprise ne peut proclamer la bonne entente entre ses salariés pour se dire performante. Ce serait nier les accidents, les échecs et ne pas respecter la complexité d’individus aux prises avec leurs ambiguïtés. C’est les amener à dissimuler leur souffrance. Cacher les aspects négatifs, c’est refuser aux autres la permission de montrer les leurs.

Pire : c’est encourager la violence si notre agressivité n’a pas l’occasion de s’exprimer, ou notre mal-être d’être partagé et compris. Comme une famille, le collectif a besoin de conflits pour être soudé, de se laisser déranger pour avancer. L’avenir pourrait être à un management au cas par cas qui ne ressent pas le besoin que tout soit sous contrôle. Car  » encourager une société visant au bonheur total, c’est fabriquer une civilisation de la peur « , estime Eric G.  Wilson, chercheur américain et auteur de Against Happiness (Bargain Price, 2009, non traduit). La tentation reste forte de mettre les salariés sous la toise en favorisant une équipe de clones. C’est oublier que l’innovation ne se nourrit pas de conformité. Mais de poil à gratter.

© Le Monde 01/06/2015