LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DANS 30 ANS. Et si la fin du salariat était pour demain…

 Dans sa tribune, Gaspard Kœnig, fondateur du think-tank Génération libre, évoque l’idée que nous vivrons dans une société libérale où chacun travaillera pour lui-même

En 2050 sera enfin réalisé l’idéal communiste : la disparition du salariat, cette « perte de soi-même » dénoncée par Marx dans les Manuscrits de 1844. Mais bien loin de l’utopie collectiviste où chacun doit travailler pour tous, nous vivrons au contraire dans une société libérale où chacun travaillera pour lui-même. Tous patrons !

Les historiens de 2050 se trouveront face à une énigme : pourquoi, alors qu’ils disposaient déjà des outils de la révolution numérique, les primates des années 2000 ont-ils continué à se lever le matin, trottiner jusqu’à un bureau, et attendre les consignes d’un chef ? Par quelle pulsion de servitude volontaire ont-ils accepté de subir la gestion arbitraire de leur temps de travail et de leurs revenus ? Les étudiants regarderont les photos du métro aux heures de pointe ou les organigrammes des entreprises avec le même sentiment d’exotisme que nous donnent les peintures de Bruegel sur les travaux des champs.

En 2050, il n’y aura plus de chômage car il n’y aura plus d’emploi. Chacun s’adonnera à une palette d’activités : auto-activités, activités en partage, activités multiples, se chevauchant dans le temps et dans l’espace. Certaines seront rémunératrices, d’autres purement personnelles, d’autres enfin, de plus en plus nombreuses, emprunteront de nouvelles voies d’échange et de coopération, dans le sillage de l’économie collaborative. Les humiliantes « phases de recherche d’emploi » seront remplacées par de simples périodes de sous-activité, auxquelles succéderont des pics de suractivité. On ne posera plus ses vacances : on s’offrira des jours de déconnexion. On ne prendra plus sa retraite : on modulera son rythme.

L’existence deviendra ainsi un continuum où la distinction du travail et du loisir s’effacera. Le travailleur salarié, écrivait Marx, « est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, ne se sent pas chez lui. » Désormais, nous serons toujours chez nous, et toujours un peu ailleurs, dans le semi-nomadisme du réseau. Moi-même, qui écris cet article sur ma terrasse par une fin de journée ensoleillée tout en surveillant ma fille, suis-je en train de travailler ou de m’amuser, de gagner ma vie ou de perdre mon temps (et le vôtre, cher lecteur) ? Rien de tout cela : je poursuis deux de mes activités, garde d’enfant et scribouillard, monétisables de manière aléatoire, participant d’un arrangement complexe d’efforts, de gratifications et d’espoirs : ma vie.

Ne soyons pas iréniques : cette nouvelle société pose autant de questions qu’elle en résout. Mais on peut espérer que nos dirigeants, à l’intelligence augmentée grâce à l’introduction de puces électroniques dans leurs cerveaux fatigués, mettront en place le triptyque de politiques publiques indispensable pour que l’autonomie ne conduise pas au précariat.

Sera d’abord mis en place un revenu universel, sous la forme friedmanienne de l’impôt négatif, afin que dans la fluctuation des activités diverses chacun soit toujours assuré de pouvoir subvenir à ses besoins de base, et que l’angoisse de la pauvreté disparaisse à jamais.

Ensuite, le droit du travail quittera le champ de l’entreprise pour prendre la forme d’un Statut de l’Actif, socle de droits fondamentaux consistant en quelques pages, qui protégera mieux que le maquis législatif actuel contre l’exploitation et l’asservissement. Sur cette base, les actifs entreront librement en association : loin du contrat unique, on pourra imaginer autant de contrats que de situations.

Enfin, la confuse profusion des assurances et des cotisations sociales sera remplacée par un compte social unique, auquel chacun pourra abonder volontairement, cumulant des points qu’il pourra ensuite convertir à son gré en prestations, et dont la valeur dépendra des équilibres collectifs.

J’ai hâte d’arriver en 2050, surtout si les progrès des biotechnologies me maintiennent dans un corps de jeune homme. En revanche, je redoute les années 2020, où la disparition du vieux modèle fordiste risque de générer de violentes tensions sociales et politiques. Il ne me reste plus qu’à m’en remettre au matérialisme dialectique pour résoudre et dépasser les contradictions de l’Histoire !

  • G. Koening, Le Figaro 04/06/2015