» Charlie « , chronique d’un séisme

Je déteste publier mes pensées, mais, pour une raison que j’ignore encore, j’ai le sentiment que je dois m’exprimer publiquement.  «  Tout l’objet de ce livre tient dans cette phrase de Caroline Vincent (Boulogne-Billancourt), page  41. Qui est vraiment Charlie  ? Ces 21 jours qui ébranlèrent les lecteurs du Monde (Editions François Bourin, 174 pages, 19  euros) est un ouvrage inédit, qui donne la parole aux lecteurs de notre journal, en janvier et février, lors des tueries de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris. Vingt et un jours de courriers. Cinquante et une lettres (et courriels), commentaires en ligne, posts de blogs, venus des quatre coins de France, de Navarre ou d’ailleurs – de Londres à Conakry en passant par Beyrouth. Ecrits parfois à chaud, toujours avec chaleur. Des voix d' »  anonymes   » qui disent l’onde de choc qui ébranla la France en ces jours de janvier. La Société des lecteurs du Monde, qui célèbre cette année ses 30 ans, ne pouvait rêver meilleur témoignage des liens indéfectibles qui unissent ce journal à ceux qui le lisent…

Charlie, donc. Il y aura un avant, il y aura un après, entend-on çà et là… Le Monde et ses lecteurs proposent, eux, un  »  pendant  « . Pendant ces trois journées, qui virent dix-sept personnes se faire assassiner – dont quatre au seul motif qu’elles étaient juives. Pendant ce dimanche 11  janvier, où plus de quatre millions de personnes défilèrent dans les rues pour dire  »  Je suis Charlie  « . Pendant les trois semaines qui suivirent, durant lesquelles nombre de lecteurs nous firent part de leur indignation et de leur espérance,  »  de leurs doutes aussi concernant l’unanimisme propre aux manifestations du 11  janvier  « , comme le soulignait Jean Birnbaum dans son éditorial du  »  Monde des livres   » du 12  juin.

Un message d’espoir

Cet ouvrage n’est pas un reportage. Ni un récit ni un essai. C’est une chronique. A l’ancienne. La chronique d’un séisme. En trois chapitres chronologiques  :  »  Tous Charlie  !   »  ;  »  Tous Charlie  ?   »  ;  »  Charlie, et après…   » Les trois temps du travail de deuil qui commence. Le deuil des illusions de cette France républicaine quelque peu assoupie sur ses grands principes et qui fut brutalement réveillée par une barbarie surgissant de ses propres entrailles.  »  A être partout, la liberté a fini par devenir invisible  « , résume Anne-Rita Crestani, une lectrice du Loiret, le 7  janvier au soir.  »  Il est du devoir de chaque citoyen d’apporter sa pierre, aussi modeste soit-elle, à la résistance intellectuelle  « , rappelle Edouard Reichenbach, d’Antony, le 11  février. Entre les deux dates, le kaléidoscope est varié, les avis partagés, le chemin escarpé pour tenter d’éviter la  »  vaine dispute de la fierté gauloise contre la superstition musulmane   » (Julien Mirabole, 11  janvier, page  57).

Qui mieux que l’urgentiste Patrick Pelloux, chroniqueur à Charlie Hebdo, pouvait incarner l’urgence de cette  »  résistance intellectuelle   »  ? Lui qui fut –  »  à l’insu de son plein gré  « , n’auraient pas manqué de ricaner ses amis Charb, Cabu, Wolinski… – élevé au statut d’icône du mouvement  »  Je suis Charlie  « … Il sera à ce titre le premier lecteur et le premier commentateur de ces  »  lettres d’anonymes qui sont la France du début du millénaire, moderne, critique, pugnace, généreuse, constructive et fort bien attachée à ses valeurs de la République, de la démocratie, de la laïcité et des droits  « , ainsi qu’il les salue dans sa postface. Qui eût cru, écrit-il, que,  »  à l’heure des mobilisations faciles par réseaux sociaux et de la mobilisation souvent bien pleutre par Internet  « , ils seraient si nombreux à descendre dans la rue le 11  janvier. Qu’ils seraient si nombreux à prendre leur clavier et si talentueux, porte-voix pour dire leur fait aux assassins, mais aussi aux politiques de tous bords.

C’est vrai, constate Patrick Pelloux sur le ton de ses  »  Histoires d’urgences   » hebdomadaires qu’il signe dans Charlie Hebdo,  »  la France est le nez dans le guidon de la crise économique et bosse pour s’en sortir  ; avec des débats complexes car nous restons gaulois  !  « . Mais  »  lorsque des terroristes tuent tout le monde, femmes, enfants, policiers, journalistes, juifs, chrétiens, musulmans, athées, dessinateurs, ouvriers, la France est debout et descend dans la rue  !  « . Un message d’espoir que ce livre d' »  anonymes  « , après des années de déclinisme,  »  où quelques journalistes, éditorialistes et intellectuels trouvaient la France morte, moisie, sans idées, bafouant ses valeurs, ridicule dans son costume des droits de l’homme  « .

Alors, être ou ne pas être Charlie  ? Est-ce encore la question  ? Question shakespearienne à laquelle nos lecteurs ne veulent pas se contenter de répondre à la mode voltairienne. Prêts qu’ils sont, pour certains, à mettre la main à la pâte autant qu’à la plume. Tel cet Alain Perdrix (16  janvier, page  96), qui suggère d’ajouter trois jours fériés au calendrier national  : le ramadan, le Grand Pardon et la fête de Charlie (le 11  janvier). Pour hâter ce jour où l’on verra enfin  »  des enfants musulmans se réjouir de ne plus aller à l’école “grâce à” une fête juive ou “grâce à” la fête de Charlie Hebdo, ou de petits juifs se reposer le jour de la fin du ramadan…  « 

Ce livre n’est pas un pavé (de plus) dans la mare. Juste un petit caillou sur le long chemin qui commence.  »  La liberté d’expression ne peut que gagner à comprendre les raisons de ces meurtres, à les prendre en compte au lieu de les nier  « , comme l’écrit Guillaume von der Weid (7  janvier, page  24). Pour qu’il y ait un avant, pour qu’il y ait un après…

Pascal Galinier Le Monde 16/05/2015