Les « Happy Men », ces cadres qui ne veulent plus mettre de côté leur vie de famille

Près de 250 hommes ont rejoint ce mouvement qui les incite à travailler autrement, avec pour objectif une répartition des tâches entre hommes et femmes plus équitable, dans l’entreprise comme à la maison.

SOCIAL « Plusieurs fois, quand j’étais plus jeune, je suis retourné au travail alors que j’étais en vacances. Ce n’est pas facile de dire non. Je me disais : “Je ne peux pas laisser mes collègues, il vaut mieux que je rentre.” Je me suis mis une certaine pression car je ne voulais pas décevoir mes supérieurs. Je ne voulais pas qu’ils pensent que je manque d’ambition », raconte Arnaud Tirmarche, 39 ans, directeur délégué d’Inéo Tertiaire en Île-de-France.

Sentiment de culpabilité, pression de la hiérarchie, peur du jugement des autres… Ces facteurs poussent de nombreux hommes, souvent cadres, à s’engager dans leur vie professionnelle au détriment de leur vie familiale. C’est le fameux « plancher de verre », affirme Antoine de Gabrielli, 56 ans, cogérant de l’entreprise Companieros : « À cause d’un certain nombre de stéréotypes, les hommes sont convaincus qu’ils doivent d’abord réussir dans leur travail. Et pour réussir, certains sont encore convaincus qu’ils doivent être disponibles au maximum de leur temps. Pour eux, la meilleure manière de montrer qu’ils sont impliqués, c’est de finir tard le soir. » Antoine de Gabrielli a lui-même été confronté à cette difficulté. Père de six enfants, il ne voyait pas comment sa femme et lui pouvaient concilier vie professionnelle et vie privée. Il a donc décidé de créer, en 2011, l’association « Mercredi, c’est papa », qui a donné naissance au mouvement des « Happy Men », en 2013, un réseau d’hommes sensibles à la question de l’égalité hommes-femmes : « La vie privée des hommes est un sujet tabou. Mais en discutant avec eux, je me suis aperçu que c’était un sujet important. Leur couple est même leur principale préoccupation. »

Aujourd’hui, près de 250 hommes, salariés dans une dizaine de grosses entreprises, ont rejoint ce mouvement. Certains sont mariés, d’autres divorcés. Certains ont des enfants, d’autres n’en ont pas, mais tous ont un point commun : ils sont cadres. Un bon moyen pour faire changer les comportements : « Comme ils occupent des postes à responsabilités, ils deviennent des modèles pour le reste des salariés », glisse Clément Deloras, conseiller de la secrétaire générale du groupe Caisse des dépôts, qui a rejoint le mouvement en mars dernier.

Structurés en cercles, les Happy Men se réunissent tous les deux mois (souvent pendant la pause déjeuner), et réfléchissent à comment mieux concilier vie privée et vie professionnelle. Prendre son mercredi pour s’occuper de ses enfants, assister à la rentrée scolaire, etc. Lorsqu’ils rejoignent un cercle, les Happy Men prennent un engagement qu’ils devront tenir tout au long de l’année. Bernard Saison, 51 ans et père de trois enfants, coordonne le programme des Happy Men chez Orange, depuis juin 2013 : « Si j’ai une réunion dans une association à 17 heures ou que je dois emmener mes enfants à leurs activités extrascolaires, je pars un peu plus tôt du travail. Je me débrouille pour organiser ma semaine autrement. Car souvent, il est difficile pour les hommes de demander à partir plus tôt pour s’occuper de leurs enfants. Mais, en fait, on s’aperçoit qu’il n’y a souvent pas de problème, tant que notre travail est fait correctement. »

En tâchant de briser le « plancher de verre », les Happy Men espèrent faire céder du même coup le fameux « plafond de verre », c’est-à-dire tout ce qui freine la carrière professionnelle des femmes. « Aujourd’hui, 74 % des cadres dirigeants sont des hommes. Ce sont donc les piliers principaux pour changer les techniques managériales », affirme Antoine de Gabrielli.

Car l’implication des hommes dans leur vie professionnelle pousse parfois les femmes à s’impliquer davantage dans la vie familiale et freine leur ascension professionnelle : « J’ai appris que mon épouse avait refusé une promotion pour ne pas déstabiliser l’équilibre de notre famille. Elle a mis sa carrière de côté pour moi. Ça m’a vraiment contrarié », regrette Arnaud Tirmarche.

Réactions masculines contrastées

Pour atteindre l’égalité professionnelle, les Happy Men devront persévérer. Car si leurs initiatives reçoivent l’approbation des femmes, les réactions des hommes sont plus contrastées : « Quand j’ai rejoint les Happy Men, certains collègues se sont gentiment moqués de moi », se rappelle Arnaud Tirmarche. Et Clément Deloras, d’ajouter : « Globalement, il n’y a pas d’hostilité, mais plutôt une forme d’incompréhension. Tout le monde ne voit pas pourquoi les hommes se mêlent des questions d’égalité. » Jusqu’à présent, ce combat était essentiellement porté par les femmes et pour les femmes. Les Happy Men doivent donc régulièrement expliquer leur démarche, avec pédagogie : « Les hommes peuvent voir certaines mesures des politiques d’égalité professionnelle comme une menace à leur réussite professionnelle, indique Marie-Ange Broc, responsable du réseau Égalité professionnelle chez Orange Sud, également instigatrice du cercle des Happy Men dans l’entreprise. Il faut donc leur faire comprendre qu’ils ont beaucoup plus à gagner qu’à perdre. »

Le Figaro 29/07/2015