L’« open data » invente l’éducation personnalisée

Et si un ordinateur pouvait prédire notre note de fin de semestre juste après le début de chaque cours ? À l’Open University, un établissement anglais qui propose des cours en ligne et à distance à près de 200 000 étudiants dans le monde, c’est possible. Une semaine suffit pour qu’un logiciel détermine qui validera ou non ses matières, et à quel moment chaque élève rencontrera des difficultés le long de son parcours d’apprentissage, comme l’explique le Financial Times.

Une telle clairvoyance est atteignable grâce à une analyse en profondeur de toutes les données laissées derrière nous dès lors que nous nous asseyons devant ces cours en ligne : cela va de l’intérêt pour les supports au degré de concentration, en passant par l’assiduité sur les forums de discussion en lien avec le sujet.

L’« adaptative learning » : un apprentissage sur mesure

Pour Matthieu Cisel, doctorant à l’École normale supérieure de Cachan, en pleine thèse sur les MOOCs (ou Massive Open Online Courses, c’est-à-dire des cours en ligne ouverts à tous), ces prédictions ultrarapides n’ont rien de surprenant : « Ce sont des données de fréquentation classiques qui montrent que ceux qui réussissent le mieux sont aussi ceux qui font bien leurs devoirs. »

L’analyse de nos données en ligne permet une autre innovation, bien plus novatrice : l’« adaptative learning », l’apprentissage adaptatif. Terminés les cours figés et collectifs que l’on consomme prêts à l’emploi, les Power Point que l’on recopie passivement dans un amphithéâtre. Notre comportement devant des cours virtuels révèle comment nous apprenons, ce que nous avons besoin d’acquérir, et comment nous assimilons le mieux. À la clé, un apprentissage sur mesure, conçu en temps réel, et paramétré par des algorithmes puissants.

Exemple en mathématiques : certains comprennent mieux les équations en situation, avec des schémas et des inconnues à identifier dans un problème de la vie courante, alors que d’autres sont plus sensibles à cette même équation lorsqu’elle leur est proposée sous forme d’un théorème. L’apprentissage adaptatif peut identifier rapidement les élèves qui sont sensibles à la première ou la seconde méthode. Et grâce à ce système, tous les cours, exercices et évaluations sont générés et réinventés à mesure que l’utilisateur navigue sur ces supports.

Des dictées calculées par des algorithmes

Knewton, une start-up américaine créée en 2008, s’est spécialisée dans l’apprentissage adaptatif. L’entreprise new-yorkaise affirme avoir déjà étudié les données de près de neuf millions d’étudiants.

Knewton enregistre tout ce que fait un étudiant devant son ordinateur : du mouvement de sa souris à son temps d’hésitation lorsqu’il répond à un QCM, en passant par les éléments qu’il surligne virtuellement dans un texte. Chacune de ses fautes est aussi passée au crible et éxaminée par des modèles d’analyse et d’interprétation mathématiques, pour adapter les contenus d’apprentissage. « Si on propose 2 000 mots à mémoriser par élève, Knewton peut identifier ceux qui posent particulièrement problème pour créer, par exemple, des dictées personnalisées », illustre Matthieu Cisel.

Nos profs sont-ils obsolètes ?

Les résultats affichés par Knewton semblent encourageants. Les étudiants ayant bénéficié du logiciel en mathématiques ont bénéficié de scores 17 % plus élevés qu’auparavant. A l’Université d’Arizona où certains cours de maths sont gérés par la plate-forme, le nombre d’élèves ayant abandonné le cours avant la fin du semestre a baissé de 56 %.

Nos enseignants pourraient-ils à terme être remplacés par ces machines à tout voir et tout calculer ? La question ne se pose même pas pour Matthieu Cisel : « Knewton ne peut traiter que des compétences et connaissance objectifiées, des apprentissages basiques liés à la mémorisation. Heureusement, l’enseignant peut aller beaucoup plus loin. » Impossible pour l’instant de créer un logiciel capable d’apprendre à remettre en question ses idées reçues, à développer une analyse créative, ou à nuancer subtilement ses propres arguments. La machine supplante néanmoins l’humain dans la gestion de base de données énormes, qu’aucun professeur au monde ne pourrait consigner dans son cerveau.

Une étude menée en 2013 par le cabinet de conseil McKinsey montre que l’exploitation des données des étudiants pourrait générer de 849 à 1 133 milliards d’euros de bénéfice à l’échelle planétaire, dont plus de 283 milliards résulteraient directement d’un enseignement de meilleure qualité.

La protection des données en ligne de mire

Des arguments subsistent néanmoins pour lutter contre l’exploitation en masse de ces informations scolaires. Au cœur des préoccupations, la protection des données des étudiants suivant des cours en ligne. Le site américain Politico expliquait par exemple en 2014 que seules 7 % des entreprises travaillant avec des établissements scolaires aux Etats-Unis étaient légalement contraintes de maintenir la confidentialité de ces données.

Matthew Pittinsky, fondateur de la plate-forme d’organisation en ligne Blackboard, s’inquiète, lui, de la philosophie déterministe renvoyée par cette technologie dans le mensuel américain The Atlantic : « Cela peut vite se transformer en une vision figée de ce que quelqu’un a les capacités de faire ou non, avec des conclusions lourdes sur les débouchés auxquels chacun a accès. »

François Taddéi, directeur du centre de recherche interdisciplinaire de Paris et spécialiste de l’innovation dans l’éducation, s’inquiète que ces technologies émanent de géants américains privés : « En France, on n’innove pas assez sur ces sujets. Il nous faudrait un institut de recherche sur l’éducation, pour que ces standards ne nous soient plus imposés d’ailleurs. » De quoi développer des technologies pour tous les établissements, même les moins bien dotés.

 

Le Monde 30/07/2015