Moins sinistrés que les départements d’allemand ou d’italien des grandes universités américaines, mais infiniment moins courus que leurs équivalents hispaniques, les espaces académiques où l’on étudie le français outre-Atlantique sont autant de postes d’observation sur un fossé qui se creuse entre la perception française de la culture et de la littérature et celle qu’on cultive aux Etats-Unis. Surtout parmi les jeunes lettrés qui ont choisi le français pour matière. Le Summer Institute of French Cultural Studies (Institut d’été d’études culturelles françaises), fondé par Lawrence Kritzman, un spécialiste de la Renaissance, qui se tient tous les deux ans, en est un bon indicateur. Il se réunit à Dartmouth College, l’une des plus anciennes universités américaines et membre de l’Ivy League. Pendant un mois, une sélection de plusieurs dizaines d’étudiants de plusieurs universités américaines, ainsi que des professeurs et des intellectuels venus tout exprès de l’Hexagone, » planchent » sur la société et la civilisation françaises.
La douzième édition de ce rendez-vous, qui a eu lieu du 22 juin au 21 juillet, a bien sûr aussi porté sur les attentats de Paris et la manifestation du 11 janvier, événements parfois comparés, quant à leur impact, à ceux du 11 septembre 2001. Le thème du cru 2015 de l’Institut – » La culture et le politique » – s’y prêtait particulièrement. Les messages de sympathie en provenance des experts américains de la culture française avaient afflué après les massacres de janvier. Mais, peu après, les protestations de plus de 150 écrivains américains contre l’attribution par le PEN Club de son Prix du courage à Charlie Hebdo, parce qu’ils jugeaient la ligne éditoriale de l’hebdomadaire » sexiste et xénophobe « ( » Le Monde des livres » du 30 avril), ont pris le relais de l’indignation dans l’actualité.
Rien d’étonnant à ce qu’à Dartmouth nombre de tables rondes, où ont siégé le romancier français Pascal Bruckner, l’historien israélien Elie Barnavi aux côtés d’Américains bons connaisseurs de la France comme l’écrivain Adam Gopnik, chroniqueur au New Yorker, ou les professeurs de Yale Maurice Samuels et Carolyn Dean, aient beaucoup tourné autour des limites du » free speech « . Si aux Etats-Unis la sensibilité à la liberté d’expression est plus ancrée qu’en France, cette même sensibilité se heurte aujourd’hui au respect des minorités sexuelles, ethniques ou religieuses, créant parfois un indémêlable » conflit de devoirs « .
Raréfaction de spécialistes
Cette sensibilité aiguisée et persistante au multiculturalisme outre-Atlantique s’exprime aussi à travers le contenu des études françaises telles que les pratiquent désormais la majeure partie des jeunes diplômés et futurs enseignants américains en cette matière. Délaissant le » canon « , les nouveaux spécialistes semblent suivre majoritairement l’injonction d’un des maîtres à penser des études » postcoloniales « , Dipesh Chakrabarty, auteur de Provincialiser l’Europe (éditions Amsterdam, 2009).
De préférence, la littérature française, qu’on préfère dorénavant appeler » francophone « , est abordée par les Antilles, l’île Maurice, l’Afrique ou le Maghreb, etc. C’est là, et non sur les rives de la Seine, qu’on en scrute le renouveau. Au point que certains enseignants s’inquiètent, au vu de l’idéologie qui règne désormais sur la discipline, de savoir si, dans un avenir prévisible, il sera toujours possible de trouver un spécialiste du Moyen Age ou de Racine sur le territoire américain.
Souvent originaux et intéressants, les sujets choisis par les jeunes participants de l’Institut de Dartmouth reflètent la tendance à l’œuvre qui s’impose comme » le » discours de reconnaissance par excellence. Les doctorants se concentrent ainsi volontiers sur des thèmes comme la représentation de l’altérité au cinéma, ou les femmes écrivains du Maghreb… Même si Flaubert, Baudelaire, Balzac, Lautréamont ou Claude Simon n’ont pas disparu de leur tableau, la production contemporaine et l’ancien » outre-mer » sont largement dominants.
Il est facile d’ironiser sur cette idée que la régénération de la littérature française ne puisse venir que de sa » créolisation « , selon le mot d’Edouard Glissant (1928-2011) ; facile de voir ce phénomène comme la simple substitution d’un » roman postcolonial » au » roman national « , dont quelques intellectuels en France s’entêtent à déplorer la disparition… Il reste que, pour ces érudits, le français n’est plus considéré comme l’apanage de Paris, dont la production a presque l’air d’être marginalisée, mais comme une langue et une culture du » tout-monde « .
Comme toute tendance académique, cette métamorphose du domaine français en civilisation francophone a ses excès : la surpolitisation des études littéraires ou la transformation d’une vision révolutionnaire en un jargon de carrière. Elle crée aussi ses exclus : les auteurs qui n’entrent pas dans ce nouveau patron. Ses contempteurs ne se privent pas d’en monter en épingle les tics et les » mots gelés « , et s’agacent de cette idée que la littérature que l’on produit en France serait par définition en déclin. La critique porte et met souvent les rieurs de son côté. Le problème est qu’en cherchant une alternative à cette » rectitude politique » on risque de réhabiliter un conservatisme dépassé, voire pire.
Le Monde 20/08/2015