Portrait imaginaire : Ulysse 2015, accord homérique

A la différence de ses amis de Syriza, Ulysse ne passe pas ses vacances à Egine. Son île à lui, c’est Ithaque, un gros rocher long couvert de verdure, tanné par le soleil et le vent, de l’autre côté du Péloponnèse, au sud de Corfou. Dans sa villa toute de pierre blanche, au milieu des oliviers agités par un léger vent du nord, il nous reçoit drapé dans une tunique de toile écrue, le seul vêtement qu’il porte en été, quand il peut s’éloigner des remous dangereux de la politique européenne. Il pose son arc, haut et richement orné, avec lequel il s’entraîne tous les jours sur des cibles en forme d’épouvantail. C’est son sport préféré. «Ces mannequins de paille figurent les prétendants au poste de ministre des Finances. Ils veulent me remplacer, mais je suis plus rapide», dit-il en arborant le large sourire encadré d’une barbe noire que les télévisions ont rendue célèbres dans le monde entier. Toujours hâlé, athlétique et sec, il adresse au visiteur ce regard un peu plissé qui l’a fait surnommer «Ulysse le rusé» par les ministres de l’Union européenne.

Il présente son épouse, Pénélope, grande femme aux yeux noirs qu’il a connue à l’université. Elle abandonne pour les visiteurs le métier à tisser qui trône dans une petite pièce attenante. «Je fais des tapisseries, dit-elle en s’excusant, cela me change des cours d’économie, mais je n’avance pas beaucoup. Je suis sur la même pièce depuis des mois.» Soudain, elle se tourne vers le jardin qui descend sur la mer où l’on voit un jeune homme qui joue au milieu d’un troupeau de chèvres. «Télémaque, cesse de tarabuster ces chèvres !» crie-t-elle. Ulysse sourit encore. «Nous élevons des chèvres. Nous serons bientôt autosuffisants en lait et en viande, dit-il. Pendant les vacances, Pénélope tisse nos vêtements. C’est notre manière de lutter contre le réchauffement climatique ! Vous voyez, nous sommes de parfaits bobos !»

Autour d’un vin résiné, il refait le récit des négociations au couteau qu’il a menées avec les «institutions», selon la terminologie imposée par Syriza. «Ce fut homérique, dit-il en exergue, mais enfin, le compromis auquel nous sommes arrivés est le meilleur possible pour le peuple grec.» Pourtant, la plupart des commentateurs ne donnaient pas cher de sa peau quand il a été nommé, alors que le parti soutenait Yánis Varoufákis, un économiste au physique d’acteur et au verbe flamboyant. «Aléxis a vite compris que la rhétorique ne servait à rien avec les Européens. Yánis est très brillant, mais il n’est pas politique. C’est une sorte d’Agamemnon, toujours pressé d’en découdre. Il fallait quelqu’un de plus retors. Alors Aléxis m’a choisi.»

Comment négocier alors que la Grèce était en position de faiblesse extrême ? «C’était difficile. Mais j’avais deux atouts : les Européens savaient qu’ils perdraient beaucoup sur le plan politique si la Grèce sortait de la zone euro. C’était l’idée de Schäuble, un homme très fort [le ministre allemand des Finances, ndlr]. Mais Schäuble est un cyclope, il a un seul œil, braqué sur les règles européennes. Merkel est plus politique, comme moi. Ce n’est pas la nymphe Calypso ! Mais nous nous sommes plutôt bien entendus. Et puis, j’avais un cheval de Troie, Hollande, qui a besoin d’une relance économique européenne pour honorer ses promesses. Officiellement, il tenait le langage européen. En fait, il me soutenait, dans certaines limites.» Mais vous n’étiez que deux sur dix-neuf, une petite minorité face aux partisans de l’austérité ? «L’Allemagne est plus forte que ses voisins, mais la classe politique allemande est très européenne. Le Grexit serait une défaite à ses yeux. En jouant de ces contradictions, je pouvais obtenir des concessions. Il ne faut pas écouter les sirènes souverainistes. On peut influer sur l’Europe de l’intérieur, à condition de s’y prendre intelligemment.» Et pourquoi conclure aussi rapidement, un mois après l’arrivée au pouvoir ? «Je savais qu’il fallait aller vite. Si nous avions fait traîner les discussions, l’économie grecque se serait affaiblie très vite à cause de la fuite des capitaux. Nous serions devenus totalement dépendants du bon vouloir de la Banque centrale européenne, qui aurait fait la pluie et le beau temps, comme le dieu Eole avec son outre. Il aurait fallu rationner la monnaie, ce qui aurait bloqué l’économie. Bien sûr, nous aurions pu organiser un référendum, comme le demandaient plusieurs ministres de Syriza. Mais cela n’aurait rien changé. A la fin, nous aurions dû accepter des conditions encore plus mauvaises, même si les électeurs nous avaient soutenus. Ou alors il fallait sortir de l’euro, ce que le peuple ne voulait pas. On allait de Charybde en Scylla.»

Les adversaires d’Ulysse au sein de Syriza parlent d’une trahison. Il écarte les bras tandis que le soleil se couche à l’horizon de la mer Ionienne et que Pénélope a repris son ouvrage. «Je suis un réaliste. Nous avions raison de dénoncer l’austérité, mais avec une dette qui sera bientôt le double de notre PIB, nous devions faire encore des efforts. C’est l’évidence. Le peuple le comprend, d’ailleurs.» Avant d’être ministre de Syriza, Ulysse dirigeait un cabinet international de spécialistes en développement durable. Il a travaillé dans tous les pays de la Méditerranée pendant près de vingt ans, rêvant toujours de revenir à Ithaque, mais toujours retenu par des vents contraires. «Je n’étais pas très contente», dit Pénélope. «Il était toujours parti. Mais enfin, je l’ai attendu, avec Télémaque», dit-elle en riant.

Ulysse reprend le fil de son discours. «J’ai vécu une sorte d’odyssée mais j’y ai gagné une expérience précieuse. Je connaissais les autres pays d’Europe, leur mentalité et leurs dirigeants. Nous avons pris des mesures spartiates contre la corruption, contre les gaspillages bureaucratiques. Nous avons soumis l’Eglise orthodoxe à l’impôt et réduit le budget militaire. Ils ont apprécié. Certes, nous avons réduit des prestations sociales et augmenté les impôts. C’est très dur pour les Grecs. Mais la prime pour les petites retraites a été maintenue, le Smic a été légèrement augmenté, la télévision publique a rouvert, etc. Maintenant, la croissance revient, le secteur financier est sauvé, nous avons obtenu 80 milliards et une restructuration de la dette. Nous ne sommes pas encore au pays des Lotophages, où tout le monde est heureux. Mais les choses s’améliorent.»

Le gouvernement Tsípras garde l’appui du peuple, et Ulysse est le plus populaire des hommes politiques grecs. Dans un article signé Homère, le quotidien grec Kathimerini l’a surnommé «l’industrieux Ulysse». Il regarde au loin, au-delà d’Ithaque, pensant sans doute aux épreuves qui l’attendent. Avec son profil droit découpé par le soleil couchant, ses cheveux qui flottent au vent du soir, sa tunique de toile, il ressemble à un personnage mythologique.

Ulysse en 4 dates. Date inconnue : naissance d’Ulysse ; 25 janvier 2015 : victoire de Syriza aux législatives ; 27 janvier : Ulysse nommé ministre des Finances ; 13 mars : compromis signé entre la Grèce et l’Eurogroupe.

Libération 25/08/2015