L’inégalité malgré nous

Nous laissons filer les inégalités. Nous le savons, et nous n’en sommes pas fiers. Le ­livre de Patrick Savidan ne fait que chercher à résoudre cette énigme, celle de l’écart douloureux entre nos aspirations communes à plus de justice, et nos choix (ou nos non-choix) par ­lesquels se creuse chaque jour davantage l’inégale fortune des ­conditions. Autant dire qu’il ne s’agit pas, dans ces pages, d’un nouveau tableau de la situation sociale, encore moins d’un libelle accusant l’Europe d’être responsable de tous nos maux. Voulons-nous vraiment l’égalité ? est ­l’essai, clair et compact, d’un philosophe taraudé par une ­contradiction qui est la sienne comme la nôtre, faite de nos ­vives protestations devant l’injustice et de notre engourdissement concomitant.

Le sociologue François Dubet avait montré, dans un petit ouvrage au titre provocateur, La Préférence pour l’inégalité (Seuil, 2014), que nous agissions, avec de bonnes ou de mauvaises raisons, d’une manière qui amplifiait sans cesse l’écart des conditions (en contournant la carte scolaire, pour prendre le plus simple des exemples). Alors, pourquoi reste-t-il difficile de se reconnaître dans ce miroir, pourtant fidèle, tendu par la sociologie ? Sans doute parce que nous croyons toujours à la solidarité. Et si de simples déclarations ne suffisent pas à prouver notre bonne foi, on peut arguer que le montant des dons déclarés par foyer ne cesse de croître. N’est-ce pas une preuve ? Et puis nous ne cherchons pas, consciemment, à ce que les choses tournent ainsi. De cela Patrick Savidan nous donne acte. Il repousse avec moult arguments – où l’on repère l’influence d’une école philosophique américaine, le pragmatisme – l’idée que nous serions hypocrites, ou immoraux, ou déraisonnables.

Bases politiques

Mais alors on y revient : comment comprendre ce paradoxe, cette tension entre notre désir d’un monde meilleur et nos actes qui l’empirent ? Si Patrick Savidan cherche intensément la réponse, ce n’est pas par pur amour de la spéculation. Ce professeur de philosophie politique à l’université de Poitiers, né en 1965, se distingue par un engagement ancien et constant dans l’espace public. En 2003, il a cofondé, avec Louis Maurin, l’Observatoire des inégalités, un site Internet qui est devenu, dans l’espace francophone, la première source d’informations non partisanes sur le sujet. Et il n’a cessé, depuis, de s’intéresser au sujet. En témoigne son ouvrage de 2010, Repenser l’égalité des chances (Hachette).

Cette ardeur à comprendre – et à comprendre pour transformer l’état des choses –, il l’attribue au fait qu’il n’a repris les études que tard et qu’il s’est jeté dans le travail intellectuel avec des questions antérieures, dont celle des inégalités, insistante entre toutes. Il est convaincu, par ailleurs, qu’un travail philosophique gagne à être étayé par des données empiriques ; inversement, cette matière sociologique a soulevé des difficultés : pourquoi tolérons-nous certaines différences quand d’autres sont perçues comme des inégalités  ? De ce désir de faire le lien entre champ intellectuel et champ politique témoigne aussi ce nouveau livre.

Car Voulons-nous vraiment l’égalité ? ne s’arrête pas au constat de cette tension paradoxale entre nos désirs et nos actes. Il en tente une explication et esquisse un chemin. Ce qui fait défaut, avance-t-il, ce sont les bases politiques. Parce que nous ne croyons plus « aux formes instituées de la politique », que nous craignons que « l’histoire de nos démocraties n’ait été, après l’apogée que fut l’espérance de l’émancipation (…), qu’une longue descente, une déception répétée », nous ne parvenons plus à nous projeter dans un avenir commun. Or, sans croyance au progrès collectif, l’Etat-providence n’est plus une promesse mais un mensonge. Cet effacement de l’avenir, Patrick Savidan l’appelle « crise du temps », une crise qui nous jette dans la spirale inégalitaire : quand tout vacille, mieux vaut faire subir que subir, dominer qu’être dominé. Si les tendances à l’oligarchie de nos sociétés rencontrent si peu de résistances, c’est bien parce que nous éprouvons leur séduction à notre propre échelle – engrenage funeste. En mettant le « temps » au cœur de la question du « juste », Patrick Savidan apporte ainsi sa pierre à la réflexion, et vient grossir les rangs de ceux, sociologues, économistes ou philosophes, qui ne se résolvent pas à voir s’effriter l’aspiration démocratique à la justice sociale.

Voulons-nous vraiment l’égalité ?, de Patrick Savidan, Albin Michel, 350 p., 20 €.

Le Monde 3/09/2015