L’avènement de l’intelligence artificielle devrait avoir deux effets majeurs : une hausse du niveau de vie global et une forte dispersion des revenus.
Nous vivons un moment extraordinaire de l’histoire de l’humanité. Le moindre téléphone mobile a plus de puissance de calcul qu’il n’en a fallu à la Nasa pour envoyer des hommes sur la Lune. Les voitures autonomes, les ordinateurs intelligents et bien d’autres innovations qui ont longtemps relevé de la science-fiction semblent désormais à notre portée. Comme l’écrivent Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee dans leur essai « Le Deuxième Age de la machine », qui vient d’être traduit en français, la décennie qui vient de s’écouler a été marquée par « l’emballement de la technologie » : « Il y a quelques années encore, les technologies numériques n’arrivaient pas à effectuer des tâches d’une grande simplicité, au point que c’en était presque risible, et du jour au lendemain elles y ont excellé. »
Tous deux enseignants au Massachusetts Institute of Technology, le premier en économie, l’autre en recherche scientifique, Brynjolfsson et McAfee sont en première ligne pour décrire le monde qui vient. Leur ouvrage s’ouvre par le récit d’un trajet effectué à bord d’une Google Car, sur la Highway 101, au coeur de la Silicon Valley, et relate les prouesses du système d’intelligence artificielle Watson, d’IBM, gagnant du jeu télévisé « Jeopardy! » et désormais utilisé pour aider les médecins dans le traitement des cancers. Mais le livre ne se contente pas de s’extasier devant les progrès liés au numérique : il vise avant tout à en étudier les effets sur l’économie et la société.
Paradoxe et promesses
Le premier constat est que nous n’en sommes qu’aux prémices d’une révolution dont on commence à peine à percevoir les limites et les conséquences. Pour en expliquer les limites, ils citent le « paradoxe de Moravec », du nom d’un célèbre chercheur en robotique : « Il est assez facile pour un ordinateur d’avoir des résultats de niveau adulte aux tests d’intelligence ou au jeu d’échecs ; mais il est difficile, voire impossible, de lui donner les capacités d’un enfant d’un an quand celui-ci acquiert perception et mobilité. » En d’autres termes, si les robots et les machines intelligentes nous impressionnent et nous font peur, leurs capacités demeurent encore très limitées.
Pour combien de temps ? Les deux auteurs refusent d’y répondre, préférant consacrer le coeur de leur nouveau livre à l’étude des deux effets les plus marquants de la révolution numérique : l’abondance et la dispersion.
L’abondance, c’est le constat que les niveaux de vie, qui avaient déjà énormément augmenté dans le monde depuis la fin du XIXe siècle, vont encore être accélérés par « les progrès extraordinaires des capacités de calcul [et] la quantité extraordinaire d’informations numérisées. » Ce « deuxième âge de la machine », après celui de la vapeur et de l’électricité, qui ont décuplé la force physique de l’homme, sera celui qui décuplera son intelligence avec l’aide de l’informatique cognitive. A mesure que le numérique touchera un nombre croissant de secteurs (la communication et la culture aujourd’hui, demain la santé ou l’industrie), les coûts vont diminuer à un rythme proche de la fameuse loi de Moore, qui stipule qu’e, à prix constant, la puissance des processeurs double tous les dix-huit mois.
Cependant, à la différence des prophètes du transhumanisme comme Ray Kurzweil ou Peter Diamandis, Brynjolfsson et McAfee se montrent très lucides sur les limites de cette « abondance ». Car le numérique se caractérise aussi par ce qu’ils appellent la « dispersion » : il « conduit à une répartition du revenu beaucoup plus déséquilibrée que par le passé ». Parce qu’il détruit des emplois qui nécessitaient une main-d’oeuvre nombreuse et qualifiée, parce qu’il consacre un modèle où atteindre le plus grand nombre de consommateurs se fait à coût marginal presque nul et où « le gagnant rafle la mise », le numérique entraîne une concentration des richesses sans précédent. Un exemple : quand Kodak, au temps de sa splendeur, faisait travailler plus de 140.000 salariés, la start-up Instagram, dont l’application permet elle aussi de partager des photographies à travers le monde, a pu toucher 300 millions d’utilisateurs en employant 15 personnes. Cela explique l’augmentation du « chômage technologique » et le recul du salaire médian, alors que, dans le même temps, les rémunérations des « numéros un » (patrons de grands groupes, mais aussi stars du sport ou de la culture) ne semblent plus avoir de limites.
Pistes concrètes
La force de l’ouvrage est de ne pas s’arrêter au constat d’un nouveau monde où abondance et inégalités seraient les deux faces d’une même révolution, mais de proposer des pistes crédibles pour accentuer la première en réduisant les secondes. Cela impliquera de changer en profondeur notre vision de l’éducation, du travail et de la fiscalité. Il nous faudra d’abord apprendre à travailler avec les machines, et non pas contre elles, et développer les compétences qui leur sont inaccessibles, comme la créativité ou la polyvalence. Il nous faudra aussi ouvrir nos frontières aux talents extérieurs, encourager l’innovation au détriment des rentes et accepter de taxer le capital (les machines) davantage que le travail (les salaires). La technologie va nous apporter la prospérité, mais il appartiendra aux humains de faire en sorte qu’elle soit équitablement partagée.