Le monde va connaître un tournant majeur : la décroissance de sa population. Mais comment tenir jusque-là ? La réponse dans ce livre lumineux.
Que les angoissés de nature, les déclinistes patentés ou les pessimistes chroniques se rassurent : tout ira beaucoup mieux dans cent ans. A cette date, la population humaine aura commencé à décroître sous l’effet de la baisse du taux de natalité. Selon les projections actuelles des démographes, on peut raisonnablement tabler sur une planète à 4 milliards d’individus à la fin du XXII°siècle contre un peu plus de 7 milliards aujourd’hui. L’humanité, forte de deux siècles de progrès techniques supplémentaires accumulés, s’accommodera fort bien d’une Terre dont la température moyenne aura augmenté de 4 à 5 degrés Celsius.
Bien sûr, certaines zones auront été rendues inhabitables par quelque catastrophe nucléaire type Fukushima, par l’enfouissement massif de déchets radioactifs ou par la simple désertification liée au réchauffement. Mais d’autres se libéreront, une fois la banquise fondue, par exemple, ou sous l’effet de l’urbanisation massive dont on connaît déjà les prémices. Si l’on admet avec Claude-Lévi Strauss que la qualité du vivre-ensemble est directement corrélée à la taille de la population, il y a tout lieu de se réjouir de cette perspective. Mais Pierre-Noël Giraud, qui évoque dans son livre le scénario décrit ci-dessus, s’en garde bien.
Car, quand bien même on y croirait, encore faut-il arriver jusque-là. C’est le coeur du nouvel ouvrage que nous livre aujourd’hui l’un des plus brillants économistes français, peu présent dans médias, ce qui lui laisse le temps de travailler. Sa question centrale est la suivante : comment gérer la transition vers ce lointain prometteur, sachant que cent ans nous en séparent ? En réalité, moins que cela, puisque, avant d’atteindre cette décroissance démographique, nous aurons à surmonter une période paroxystique, celle d’une planète peuplée de 10 milliards d’habitants en 2050 ?
Le problème sera moins l’épuisement des ressources – l’auteur n’y croit pas à l’horizon d’une génération – que l’absorption de la masse des déchets rejetés. L’autre défi – celui sur lequel se concentre le livre – sera la capacité de nos économies à employer une main-d’oeuvre devenue aussi vaste. En 1996, soit vingt ans avant Thomas Piketty, Pierre-Noël Giraud écrivait « l’Inégalité du monde », démontrant comment la mondialisation, avec ses vertus incontestables, avait favorisé l’émergence et le rattrapage des pays à bas salaires, introduisant du même coup une concurrence brutale dans les pays « rattrapés », avec comme conséquence la paupérisation de nos classes moyennes. Le livre qu’il signe aujourd’hui est la poursuite de ce travail.
Nomades et sédentaires
Selon lui, l’inégalité a atteint aujourd’hui sa pire forme, qui est l’inutilité. Chômeurs, travailleurs précaires, paysans sans terre : le nombre d’hommes ou de femmes dont la force de travail ne trouve plus à s’employer, réduits donc à survivre de l’assistance publique ou privée, est, avec l’environnement, le problème central de nos sociétés.
Pour le résoudre, il faut poser le bon diagnostic. Les trois formes majeures de la globalisation, numérique, financière et celle des firmes, ont engendré une division de la population active en deux grandes catégories d’emplois : les nomades et les sédentaires. Depuis la mondialisation et la délocalisation des entreprises, les premiers, ingénieurs, financiers, ouvriers hautement qualifiés, etc., sont mis en compétition à l’échelle mondiale. Tout pays a intérêt faire grossir ou à maintenir sur son sol cette population, généralement plus riche que la moyenne et donneuse d’ordres pour la seconde catégorie, les sédentaires. Car ces derniers sont là pour apporter aux premiers tous les services nécessaires. Entre eux, la concurrence existe aussi, mais elle est locale.
Le dérèglement actuel vient de pays qui n’ont pas su maintenir le bon dosage entre ces deux catégories de population. Dans les pays développés, les nomades s’en vont. Les sédentaires sont trop nombreux pour un marché qui se réduit : d’où paupérisation, précarité et chômage. Côté émergents, c’est l’inverse : les nomades arrivent, mais pas en nombre suffisant pour nourrir une immense masse de sédentaires. Causes différentes mais mêmes effets : le nombre des « inutiles » s’accroît. D’autant que, dans ce dernier cas, celui des émergents, la destruction du capital naturel vient ajouter aux problèmes – que l’on songe à l’inactivité créée par la déforestation ou l’épuisement des sols.
Entendons-nous bien : le propos de Pierre-Noël Giraud n’est nullement moral, même si cette dimension n’est pas absente de son livre. Le problème est avant tout économique et politique. Car l’homme inutile a un coût financier pour nos sociétés. Sa massification fait peser une menace de guerre civile dans les pays développés et alimente les migrations dans les autres.
Il faut donc revoir nos politiques économiques afin de passer ce fameux cap de l’hypercroissance démographique. Comment ? Les solutions sont multiples et complexes. En premier lieu, il faut un bon accord sur le climat. Une bonne régulation de la finance. Une incitation à maintenir sur son sol des entreprises prospères pour « fixer » les nomades. Une déréglementation des monopoles pour permettre aux sédentaires de s’épanouir. Bref, il faut penser autrement nos politiques économiques, nous dit Pierre-Noël Giraud. Et ne pas tout miser sur un éventuel, mais très incertain, miracle démographique.
Les Echos 9/10/2015