S’arracher à sa banlieue

Peu de milieux sociaux génèrent en France autant de peurs et de fantasmes que la « banlieue ». De nombreux travaux de sociologues ont bien permis de comprendre les ressorts politiques, économiques ou médiatiques qui ont transformé depuis une quarantaine d’années le « jeune de banlieue » en bouc émissaire des maux de la société. Mais les jeunes des banlieues, leurs aspirations, leurs regards sur la société qui les environne n’apparaissent souvent qu’en creux dans ces travaux.

C’est à faire leur portrait que Fabien Truong s’essaie dans Jeunesses françaises. Le sociologue a arpenté, en professeur de lycée, les banlieues de la République pendant cinq ans. Affecté à chaque rentrée dans un nouvel « établissement indésirable » de Seine-Saint-Denis, il a vu défiler des élèves avec les mêmes difficultés d’apprentissage, les mêmes espoirs ­d’ascension sociale par l’école et, souvent, les mêmes désillusions. Pendant cinq années, par la suite, il a suivi régulièrement le parcours de Sara, Fanta, Hacène, Claire, Kader, Samia et une douzaine d’autres enfants de manutentionnaires, d’ou­vriers ou d’épiciers que le hasard a fait naître en banlieue de parents le plus ­souvent immigrés.

Il ne les a alors pas seulement questionnés sur leur parcours scolaire. Les notes ne sont qu’une des dimensions de leur confrontation à l’institution. La présentation de soi, le soutien familial, les petits boulots que l’on trouve ou pas, les amitiés qui se nouent à la bibliothèque ou les valeurs religieuses sont tout aussi importants. « Les épreuves les plus déterminantes, rappelle le sociologue, ne sont pas académiques. Elles se logent dans ce qu’intime la puissance des regards portés sur soi, c’est-à-dire dans la capacité à affronter le stigmate territorial, le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, le racisme et les phobies engendrées par la pratique de la religion musulmane. »

Expérience totale

Fabien Truong décrit dès lors la façon dont ces élèves se construisent un « badge de dignité » susceptible d’être opposé au stigmate de leur origine. Il les observe qui changent au fil des années. Le « gars de la street » devient parfois un étudiant posé, mais les efforts vestimentaires « pas possibles » (consentis, du reste, par tous ceux que leur orientation conduit dans le « blanc Paris ») ne sont pas toujours payés de retour. Les ruses sont permanentes pour cacher le manque d’argent ou la réticence à boire de l’alcool quand on sort le soir avec des camarades. La religion, loin d’éloigner des études, est souvent le meilleur allié de la réussite quand elle aide à entrer dans l’ascèse du corps et de l’esprit rendue nécessaire par cette expérience totale qu’est la mobilité ­sociale.

C’est toute cette transformation de soi produite par les études que Fabien Truong analyse dans ce livre. On y découvre par exemple le rôle déterminant des expériences d’échanges internationaux et les affinités éphémères qu’elles produisent. Celles-ci conduisent en effet à remettre à zéro les compteurs de la stigmatisation. Ainsi de Claire, rentrée de La Haye, aux Pays-Bas, avec le rêve de devenir community manager, de travailler « avec un Mac dans un appartement qui a des moulures au plafond et un parquet qui craque sous les talons ».

L’intérêt de l’enquête est de nous faire entrer presque physiquement dans la vie de ces jeunes. On comprend, par exemple, leur besoin de se construire des groupes de pairs qui pourront protéger des fréquentes désillusions que réservent les études, que ce soit la « voie normale », l’université vers laquelle s’orientent ceux dont le destin le plus probable est l’échec, la « voie médiane » des instituts univer­sitaires technologiques ou la « voie royale » des classes préparatoires et des écoles plus ou moins grandes. Dans ces dernières, la plus forte probabilité de succès se paie justement d’un plus grand isolement du groupe des pairs de banlieue. Il faut alors savoir faire le « cheval à bascule » jour après jour : jouer le banlieusard à l’Université catholique et le « Parisien » dans son quartier.

Progressant dans la compréhension des rapports que ces jeunes entretiennent avec l’école et de la « course contre la déception » qui caractérise leurs études, Fabien Truong conclut son livre sur une note pessimiste. En privilégiant les études les plus « rentables » économiquement, les jeunes des banlieues s’exposent aussi au précariat et à la domination dans leur vie future. L’école de la République a perdu, selon lui, la bataille qu’elle mène contre le « réalisme économique ».

Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, de Fabien Truong, La Découverte, « L’envers des faits », 320 p., 22 €.

Le Monde 08/10/2015