L’économie numérique, paradis technologique et enfer social ?

INNOVATION L’affaire est entendue : la science-fiction n’est plus un genre littéraire mais la chronique de nos vies quotidiennes. Et pour nous mettre dans le bain, les deux auteurs nous racontent d’emblée leur virée à l’été 2012 dans une Google Car, voiture sans chauffeur, lancée sur la Highway 101, autoroute particulièrement encombrée de la Silicon Valley, nous disent-ils.

L’un et l’autre sont chercheurs au Center for Digital Business du MIT (Massachusetts Institute of Technology), ce qui leur confère – n’est ce pas ? – un brevet de savoir quasi absolu. Leur livre de vulgarisation est bourré d’anecdotes, de chiffres et d’idées. Il constitue manifestement l’une des meilleures introductions à la « révolution numérique, au monde de l’intelligence artificielle et des androïdes chers aux auteurs de science-fiction ».

Le premier âge de la machine a été celui des révolutions industrielles de la machine à la vapeur et de l’électricité, qui ont démultiplié de façon vertigineuse les forces physiques de l’homme et donc sa productivité. Mais on en restait dans l’univers de la mécanique newtonienne et des progressions annuelles de quelques pour-cent.

Il en va tout différemment avec « le deuxième âge de la machine », celui de la « révolution numérique » : on est entré dans le monde des progressions exponentielles. À l’origine du phénomène, c’est la fameuse « loi de Moore » prédisant en 1965 que la puissance de calcul des ordinateurs doublerait tous les dix-huit mois. Ce qui s’est produit jusqu’à présent et ce tempo caractérise désormais l’ensemble des progrès technologiques.

Les deux chercheurs du MIT soulignent que le rythme exponentiel – une quantité qui ne cesse de doubler – est quelque chose que l’esprit humain a du mal à appréhender intuitivement. Ils citent la légende de l’inventeur du jeu d’échecs qui pour seule récompense avait simplement demandé à l’empereur « un peu de riz ». « Placez un grain sur la première case, puis deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, etc. ». À la 64e case, on atteint alors plus de 9 milliards de milliards de grains, soit mille fois la production mondiale de riz de l’année 2014 !

Nous ne sommes encore « qu’à l’aube du deuxième âge de la machine », et le progrès technique de cette nouvelle ère est à la fois « exponentiel, numérique, combinatoire ». Exponentiel le rythme, numérique le support de l’information, combinatoire le croisement des savoirs. Dans tous les domaines, y compris (et surtout) la médecine. D’où des percées technologiques ébouriffantes, tels les robots humanoïdes, les systèmes de reconnaissance de la parole, l’imprimante 3D. « Ces découvertes ne marquent pas un couronnement de l’ère numérique : elles n’en sont que les prémices. »

La seconde partie du livre examine les conséquences économiques, sociales et humaines de ce nouvel univers. Les inégalités, les phénomènes de starisation, le chômage des non-qualifiés, les urgences de l’éducation, etc. Toutes ces questions se ramènent à deux formules simples. Le fait : « Une machine peut faire le travail de cinquante hommes ordinaires. Aucune ne peut faire le travail d’un homme extraordi­naire. » Et cette interrogation : « L’abondance l’emportera-t-elle sur la dispersion ? » Autrement dit, les prouesses techniques de quelques-uns permettront-elles de nourrir tous les autres frappés par l’oisiveté et l’inutilité ? Le paradis technologique risque de s’accompagner d’un enfer social.

Erik Brynjolfsson et Andrew McAFee 

le Deuxième Âge de la machine Odile Jacob

Le Figaro 19/10/2015