Sur le Net, des «communs» en devenir

Régulation. Les pratiques numériques ont fait émerger de nouvelles ressources partagées. Leur reconnaissance est l’un des enjeux du projet de loi Lemaire.

C’est une longue histoire, à éclipses, qui court des bois communaux du Moyen Age jusqu’à Wikipédia. Depuis quelques années, un mouvement en faveur des «biens communs» s’emploie à revivifier un espace qui ne relève ni de l’Etat ni de la propriété individuelle exclusive. En France, la question est au cœur des débats sur le projet de loi «pour une République numérique», soumis aux internautes jusqu’à ce dimanche, minuit.

Un «commun», explique Valérie Peugeot, chercheuse à Orange Labs et vice-présidente du Conseil national du numérique, c’est «une ressource partagée, ni privée ni publique, matérielle ou immatérielle, gérée par une communauté qui met en place des règles de gouvernance». Et qui «se caractérise par un agencement différent des attributs de la propriété», poursuit l’informaticien Philippe Aigrain, cofondateur de l’association la Quadrature du Net et auteur de Cause commune (Fayard, 2005).

Contours. Ce «retour des communs» – titre d’un ouvrage collectif paru en mai, sous la direction de l’économiste Benjamin Coriat – s’opère à la double lumière d’une crise écologique planétaire et d’un réseau mondialisé. Les travaux pionniers de l’Américaine Elinor Ostrom ont d’abord porté sur les biens communs physiques, via l’étude de la gestion des ressources naturelles par des communautés locales. La révolution numérique en a modifié les contours. «L’Internet et le Web ont été pensés comme des « communs », avec des protocoles ouverts et des ressources partagées», souligne Valérie Peugeot. Mais les biens communs numériques, eux, sont «non rivaux» – leur usage par une personne n’en prive pas une autre -, extensibles, réplicables. Et la communauté des usagers est universelle.

En la matière, plaide Valérie Peugeot, «le droit a un rôle essentiel à jouer : quand il y a abandon de droits pur et simple, ce sont les plus forts qui utilisent au mieux la ressource». Les enjeux sont multiples. Plusieurs rapports ont préconisé de définir dans la loi le domaine public pour empêcher les appropriations abusives – un débat ravivé par la polémique autour du Journal d’Anne Frank (lire Libération du 9 octobre) – et d’encourager un accès plus ouvert aux travaux de la recherche publique. Pour les promoteurs des biens communs, il s’agit aussi de sécuriser les «communs volontaires» qui existent via des licences (logiciel libre, Creative Commons…).

C’est à certains de ces enjeux que s’attelle le projet de loi porté par Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat au Numérique. Mais la question est loin de faire consensus. Ainsi le Syndicat national de l’édition (SNE) demande-t-il, via la plateforme de consultation, le retrait de l’article qui définit le domaine public sous l’intitulé «domaine commun informationnel». Pour François Gèze, ex-patron des éditions La Découverte et président du portail de revues de sciences humaines et sociales Cairn.info, la notion «ouvre assurément des perspectives intéressantes» tant, «avec le numérique, de nouveaux équilibres sont à trouver et à garantir par le droit, entre activités marchandes et non marchandes». Mais en l’état, avance-t-il, «la rédaction de cet article de loi est d’une telle imprécision qu’elle ouvrirait la voie à une multiplication de contentieux judiciaires». De son côté, Philippe Aigrain regrette amèrement que la possibilité d’instituer des «communs culturels volontaires», dont la formulation avait fait bondir plusieurs sociétés de gestion des droits d’auteur (lire Libération du 28 septembre), ait été jusqu’ici abandonnée. Il est grand temps, dit-il, de «définir un nouveau statut de communs» et de les reconnaître «comme construction politique volontaire». Au-delà, il plaide pour une meilleure prise en compte des droits culturels fondamentaux qui recouvrent à la fois «le droit des auteurs, au sens large, à voir leurs intérêts matériels et moraux protégés» et «le droit de chacun à participer à la vie culturelle de la cité», que les pratiques non marchandes de partage et de remix en réseau viennent reconfigurer.

Dichotomie. Pour François Gèze, il faut «ouvrir un vrai débat entre toutes les parties prenantes, dont les auteurs et les éditeurs, afin de voir ce qu’il serait pertinent de reprendre du paradigme des communs pour une bonne régulation du Web». Nul doute que ce débat ne va cesser de s’élargir à la faveur du parcours de la loi – d’autant que les propositions pour l’approfondissement des biens communs comptent parmi les plus soutenues sur la plateforme de consultation. En promouvant la valeur d’usage plutôt que la valeur d’échange, en sortant de la dichotomie Etat-marché, le mouvement des «communs» ne pose pas seulement la question des périmètres du marchand et du non-marchand : il pousse à sortir d’une vision de la propriété par le seul prisme des droits exclusifs. De Wikipédia à l’open access, du logiciel libre aux Creative Commons, la vitalité des biens communs numériques en témoigne.

Libération 18/10/2015