Le « Washington Post », version Bezos

Racheté par le PDG d’Amazon, Jeff Bezos, le journal est en train de vivre l’une des mues les plus passionnantes de la presse écrite. Et le succès est au rendez-vous. Son audience digitale a bondi de 40 % sur un an.

Le « Washington Post » a fait tomber un président. Saura-t-il trouver un avenir à la presse papier ? C’est toute l’ambition de Jeff Bezos, qui a racheté le titre il y a deux ans, en espérant y apporter le même génie créatif que celui démontré depuis vingt ans à la tête d’Amazon, le géant du commerce en ligne. Le milliardaire n’a aucune expérience des médias. Mais le talent avec lequel il a bâti son empire digital lui donne une légitimité inédite parmi les patrons de presse. A l’heure où les journaux se demandent comment vaincre la puissance de Google, Facebook, Yahoo! et autres, il a fait la promesse d’apporter trois choses manquant cruellement aux autres « canards » : des idées, des investissements et tout le temps nécessaire pour devenir rentable. « Arrêtons de jouer les survivants. Mettons-nous en mode croissance ! » a-t-il lancé dès sa première rencontre avec les « Posties » – les reporters du « Washington Post ».

On ne sera donc pas surpris d’apprendre que l’audience digitale du journal a explosé depuis son arrivée. Les Américains ont été près de 60 millions à le consulter au cours du mois de septembre. Un record absolu, qui marque une hausse de 40 % sur un an et le rapproche, un peu plus chaque mois, du grand leader de la presse nationale, le « New York Times » (67 millions de visiteurs uniques). « Notre site Internet est plus simple et moins formel qu’il ne l’était jusqu’alors. La touche Bezos est incontestable », témoigne le directeur de la rédaction, Marty Baron.

Le milliardaire est clairement engagé dans la stratégie du journal : il l’a d’ailleurs acheté à titre individuel, en puisant 250 millions de dollars de sa fortune personnelle. Il se tient au courant du business une semaine sur deux, via une vidéoconférence avec le PDG, le directeur financier, le directeur technologique et le directeur de la rédaction. Influence-t-il la ligne du journal ? « Jeff Bezos ne m’appelle jamais. Il ne s’implique absolument pas dans la couverture de l’actualité. Son approche est technologique et non éditoriale », jure Marty Baron. Lui et les autres se rendent aussi deux fois par an à Seattle – la ville d’Amazon – pour des sessions de brainstorming. Certaines d’entre elles sont organisées dans la maison de Jeff Bezos, autour de quelques pancakes. Le PDG du journal, Steve Hills, est un grand fan : « Il nous demande d’accorder plus d’attention à nos lecteurs qu’à nos concurrents et d’oublier ceux qui privilégient les profits à court terme. Quel journaliste n’en rêverait pas ? »

Ce ne sont pas que des paroles : alors que les journaux licencient à tour de bras – la presse quotidienne américaine a perdu la moitié de ses effectifs depuis vingt-cinq ans -, le « Washington Post » fait le pari inverse. Il a gonflé la rédaction de plus de 10 % récemment, en y ajoutant quelque 70 journalistes. La couverture de l’actualité est assurée 24 heures sur 24 : une demi-douzaine de rédacteurs ont été recrutés pour traiter les nouvelles de la nuit. Ils arrivent à 22 heures et ne quittent le journal qu’au petit matin, à 6 heures. « Ce sont de nouvelles recrues, qui sont aussi contentes de voir leur article publié sur le Web que sur le « print ». Ils ont une approche non institutionnelle qui fait beaucoup de bien au journal », explique Marty Baron. Leur « morning mix » s’impose, aujourd’hui, comme le contenu le plus populaire du site.

L’influence de Jeff Bezos se trahit dans toute une série de détails : comme Amazon, le « Washington Post » est devenu extrêmement secret quant à ses résultats et à sa stratégie. On ne saura donc rien sur les pertes du journal, pas plus que sur ses investissements et le nombre de ses abonnés. Comme Amazon, le « Post » semble aussi prêt à perdre beaucoup d’argent pour expérimenter un maximum de concepts. Il n’a qu’une obsession : élargir son audience et retrouver le prestige qui était le sien dans les années 1970. Situés à quelques rues de la Maison-Blanche, ses bureaux témoignent d’ailleurs d’une certaine nostalgie. A l’entrée ont été placardées les plus belles unes du journal. On y revit la démission de Richard Nixon, suite à la révélation du scandale du Watergate par les reporters Bob Woodward et Carl Bernstein. Avec sa moquette grise et ses lumières blafardes au plafond, la salle de rédaction est à peine différente de celle dans laquelle ils évoluaient – et qui a été immortalisée depuis par le film « Les Hommes du président ». Le « Post » était alors le journal le plus respecté d’Amérique, voire du monde. « Ce qui est bizarre, c’est que, après avoir fait tomber un président, il ne s’est pas battu pour rester le meilleur journal du pays. Le « New York Times » est devenu le seul à couvrir en profondeur l’actualité nationale et mondiale », explique Andrew Myers, professeur de journalisme à l’université Columbia. Le « Post » est effectivement devenu l’ombre de lui-même. Le magazine « Vanity Fair » en a fait le « symbole du déclin », « The New Republic » un journal « en plein désarroi ». Avec pour credo « for and about Washington » (pour Washington, au sujet de Washington), il n’est devenu rien de plus qu’un puissant quotidien régional, dédié à la capitale et à ses réseaux politiques. Ses ambitions sont désormais nationales : « Il faut que notre marque atteigne les quatre coins du pays et que les Américains reprennent l’habitude de nous lire. L’argent viendra ensuite », explique le PDG, Steve Hills. Le journal a ainsi lancé un concept inédit : il propose aux journaux locaux et internationaux de publier l’intégralité de ses contenus sur leur site Internet, sans en tirer le moindre dollar en retour. De Dallas à l’Iowa, en passant par Tel-Aviv et Tokyo, plus de 300 publications ont adhéré au concept. Ils représentent 10 millions d’abonnés, qui n’ont qu’une seule contrainte : celle de s’abonner gratuitement au service du « Washington Post », via leur messagerie personnelle. Les journaux partenaires applaudissent des deux mains, trop contents qu’ils sont de pouvoir disposer gratuitement d’un contenu aussi prestigieux. Ils ne se rendent pas compte qu’ils cèdent un bien immense au « Washington Post » : les coordonnées de leurs abonnés. Combien d’entre eux se sont ainsi laissé séduire ? La direction refuse de le dire. Mais des experts de Harvard, travaillant pour le Niemam Journalism Lab, avancent le chiffre de 200.000. En quelques mois, le « Post » aurait donc réussi à ajouter au moins 200.000 noms à sa base de données, représentant autant de futurs abonnés potentiels.

Une ancienne star de Microsoft aux manettes

Contre toute attente, Jeff Bezos n’a pas souhaité jouer la gratuité avec les clients d’Amazon. Il veut faire payer les 25 à 40 millions d’abonnés premium, qui dépensent déjà 100 dollars par an pour des livraisons illimitées. Ceux-ci se voient ainsi offrir une ristourne de 60 % sur les abonnements digitaux du journal, soit une facture de 48 dollars par an an. Jeff Bezos compte sur un effet de masse : il suffit que 1 % des clients premium adhèrent au concept pour que le « Washington Post » engrange 250.000 abonnés supplémentaires !

Mais là n’est pas l’essentiel : pour comprendre l’influence de Jeff Bezos, il faut s’aventurer dans les autres étages du « Washington Post », là où travaillent les informaticiens et les ingénieurs. Des dizaines d’entre eux ont été recrutés récemment pour faire passer le journal à l’ère digitale. Des millions de dollars y ont été investis. « Nous voulons devenir une entreprise technologique autant qu’une entreprise de presse. Nous voulons être les meilleurs sur les deux aspects », confirme Steve Hills. Cette attention portée à la technologie n’est pas courante parmi les « vieux » titres de presse. Elle est plutôt l’apanage des acteurs Internet. Les sites Vice, Business Insider et Gawker ont ainsi développé des plates-formes ultrapuissantes pour accumuler vidéos, animations et publicités. C’est ce que tente de faire le « Washington Post ». Il a débauché pour cela une ancienne star de Microsoft, Shailesh Prakash. En quelques mois, son équipe a doublé la vitesse de téléchargement du journal. Elle a développé un nouveau logiciel pour les journalistes, leur permettant de monter des pages ultrasophistiquées en quelques clics. Le logiciel est tellement puissant que le « Washington Post » s’est mis en tête de le vendre à d’autres journaux. « Nous devons diversifier nos revenus : à la publicité et aux abonnements, nous souhaitons ajouter des produits technologiques », explique Steve Hills. De premiers partenariats ont été noués avec la presse locale, dans l’Oregon notamment.

Un précurseur technologique

Les analyses statistiques ont également pris une place décisive. Le journal a répliqué le système de recommandation d’Amazon en l’adaptant à la presse. Un article sur Donald Trump mène ainsi à un autre sur Hillary Clinton, de la même manière qu’Amazon propose d’acheter du dissolvant en même temps que du vernis. Ce logiciel, baptisé « Clavis », représente une grosse valeur ajoutée pour les annonceurs, qui peuvent cibler leurs contenus publicitaires vers les lecteurs les plus susceptibles de s’y intéresser. Il pourrait être vendu, lui aussi, à d’autres journaux.

En plus d’être un organe de presse, le « Washington Post » se transforme ainsi en vendeur technologique pour ses concurrents. A terme, il espère également leur proposer une plate-forme publicitaire commune. « C’est trop tôt pour le faire. Mais nous y pensons », reconnaît Steve Hills. Il n’en sera cependant pas l’acteur : après vingt-huit ans dans les murs du « Washington Post », le PDG quittera la maison en fin d’année. Les bureaux historiques seront, eux aussi, définitivement fermés dans quelques semaines. Propriété de l’ancien actionnaire – la famille Graham, qui a possédé le journal pendant quatre-vingts ans -, ils seront abandonnés au profit d’un bâtiment plus moderne et plus fonctionnel, à quelques rues de là. La page de l’ancien « Washington Post » est bel et bien tournée.